Lancé par l’Etat depuis 2005, le programme de renouvellement du parc de minibus à Dakar, devant aboutir au retrait de la circulation des cars rapides et « Ndiaga Ndiaye », n’a toujours pas porté ses fruits. Dans le trafic urbain au Sénégal depuis les années 40, ces véhicules, aujourd’hui, sous le poids de la vétusté, continuent pourtant de sillonner, le plus souvent en surcharge, les artères de la capitale, aux risques et périls de ses usagers. Pour situer les contours de cet échec, le journal Bés bi nous fait monter à bord.
La cigarette coincée entre l’index et le majeur de la main droite, l’autre agrippée sur la charpente du car, il tire de tous ses poumons puis saute des marches avant même que le chauffeur ne freine à l’arrêt. Les yeux rouges effarés dans un visage balafré, il titube comme sous l’emprise d’une hallucination et refoule la fumée de ses narines au beau milieu des passants. En quête de passagers, tantôt il gesticule, tantôt il hèle par bribes de mots monotones. Un dernier tire, il écrase par terre le mégot, se jette sur une dame qui débouche de Laspalmas, l’autre côté du rond-point Béthio, vaste croisement du populeux quartier de Guédiawaye.
« Ne me touche pas ! Lâche ma main ! Je ne peux supporter cette odeur (de cigarette). Je pourrai me débrouiller pour monter. Lâche-moi ! », s’est-elle débattue en s’empressant de porter un pan de son voile sur le nez. Apprenti de car rapide, l’adolescent, fagoté, n’en a cure. Lourdement rempli de passagers jusqu’au marchepied, la carcasse s’ébranle, et s’enfonce dans Golf Sud, en direction des Parcelles Assainies. Dans un coin reclus du rond-point « Case bi », une cohorte de « Ndiaga Ndiaye », côtoient gargotes et cantines de marchands. Transformé en terminus, l’endroit, bourré de détritus laissés par le chantier du Brt, renseigne sur la clandestinité dans laquelle opèrent les acteurs de ce milieu.
« Il est inimaginable pour nous de démonter les versailles »
Alors qu’une panoplie de mesures, comme l’interdiction aux propriétaires de véhicules de transport interurbain de colmater des « versailles » (chaises supplémentaires) vient de tomber au lendemain du tragique accident de Sikilo, dans ce « garage », la pagaille règne en maître. Aux allures d’un tas de ferraille, le « Ndiaga Ndiaye », prêt à embarquer pour Colobane, reçoit ses premiers passagers. Parmi ses 40 chaises, les six chaises « versaille » disposées au centre traduisent l’œuvre d’un bricoleur. Au siège du chauffeur, s’affiche un « frein à main » rongé par la rouille. Sur l’état du volant, une couverture en lambeaux témoigne de l’usure du temps. De ce qui reste du tableau de bord, des gris-gris flanqués dans tous les sens ornent le décor. Assis de l’autre côté de la rue, Khadim Diagne, le chauffeur du car, reste convaincu que sa sécurité est garantie par cette armada mystique.
« Alhamdoulillah, dit-il soulagé. Par la grâce de Dieu, les prières et bénédictions de mes marabouts, je n’ai jamais subi le moindre accident de route depuis mon entrée dans ce secteur ». Au sujet de l’interdiction du bricolage des véhicules de transport public, Khadim se montre réfractaire. « Il est inimaginable pour nous de démonter les chaises versailles. S’il s’agit des conducteurs de bus interurbains, ils peuvent le faire. Ce manque n’enlève en rien leur gain étant donné que le nombre de places dans leur véhicule est supérieur au nôtre. Et c’est sans compter la quantité de marchandises qu’ils convoient en même temps que les passagers », réfute le chauffeur, tasse de café à la main.
« Dans ces cars, on côtoie le danger, pour ne pas dire la mort »
Niché en plein centre-ville de Dakar, le garage « Lat Dior », célèbre carrefour de « Ndiaga Ndiaye » et « cars rapides », est au summum de son affluence en cette fin d’après-midi. Dans un coin réservé aux ateliers mécaniques, Elhadj, 48 ans, chauffeur de son état, assiste aux coups secs qu’encaissent furtivement l’ossature de son véhicule. Par-ci, par-là, des épaves de cars jonchent le sol, pollué par des tas d’huile. Adossé à une carcasse, le quadragénaire, resté deux semaines à l’arrêt, a failli voir sa vie basculer faute d’un véhicule de transport répondant aux normes de sécurité. En embarquant pour la banlieue, tout allait bien lorsqu’en pleine circulation, une partie de la calandre de son car s’est arrachée de la coque.
« C’est un grand bruit qui nous a alertés. J’ai aussitôt ralenti pour serrer à ma droite. Mes passagers étaient tous en panique. Mais heureusement que ce n’était pas si grave. J’ai pu continuer le chemin pour venir me garer auprès de mon mécanicien. Là, j’attends qu’il termine de souder pour reprendre le travail », raconte le chauffeur, « très déçu de la gestion faite du programme de renouvellement du parc de transport en commun à Dakar ». Mais sur ce, la colère l’emporte sur ses idées. « En réalité, hausse-t-il la voix, on n’en a marre des promesses et théories sans impact sur nos difficiles conditions de travail. Depuis combien d’années nous parle-t-on de renouvellement de nos cars ? Pourtant la faute ne vient pas de nous. Malgré cela, dès qu’il y a accident quelque part, nous sommes pointés du doigt. Alors que nous-mêmes nos vies sont engagées par cette situation ».
Elève dans un établissement scolaire du centre-ville, Khady Ndiaye, vient de rejoindre la foule de passagers massés dans l’enceinte du garage Lat Dior en quête de car. Du danger qui va avec ce moyen de transport devenu archaïque, elle en est consciente mais compte se plier à l’offre existante. « Dans ces cars, on côtoie le danger en permanence, pour ne pas dire la mort. Rien qu’à l’intérieur, dans la bousculade, un morceau de fer peut vous écorcher. C’est pourquoi, d’habitude, je ne prends que les minibus Tata, que je trouve au moins plus sûrs que ces ‘’Nidaga Ndiaye’’. Mais là, il fait tard et c’est la seule solution qui s’impose. L’essentiel est que j’arrive à trouver une place pour rentrer chez moi », espère l’écolière, engouffrée dans son pull.
Falilou MBALLO
5 février 2023