image

« L’ART NE S’IMPOSE PAS, JE N’AIME PAS LES GENS QUI ... »

image

Moussa Sène Absa est né en 1958 à Tableau Ferraille, en banlieue de Dakar. Artiste aux multiples facettes. Il est peintre, écrivain, musicien, acteur, metteur en scène de théâtre. Il vient de sortir un nouveau long métrage « Xalé » (Les blessures de l’enfance), qui a remporté le prix de la meilleure interprétation féminine à Carthage (Tunisie). A l’occasion de l’inauguration de la salle de cinéma de Sea Plazza, l’auteur de « Madame Brouette » décortique le film dans cet entretien.

Le Sénégal est en train de vivre la renaissance des salles de cinéma. Est-ce un pas pour trouver une solution à la distribution et à la productivité des œuvres filmiques ?
Je remercie Teliyum qui m’a fait l’honneur de venir ouvrir cette belle salle au Sea Plaza. Je pense qu’on ne pouvait pas espérer mieux que d’avoir cette salle qui n’a rien à envier à aucune autre salle du monde. J’étais à San-Francisco, à Londres..., cette salle est meilleure que toutes les salles où j’ai été pour montrer mes films. Je pense que c’est tout le bien qu’on imagine pour notre cinéma.

25 ans après « Tableau Ferraille », vous revenez avec « Xalé », c’est quoi le lien entre ces deux films ?
Dans une œuvre, je pense qu’il y a un travail qui se fait tout au long d’une carrière. Et mon travail a consisté à immortaliser d’abord un lieu de mon enfance, qui est Tableau Ferraille, où je suis né, où j’ai grandi, où j’ai mon studio de cinéma et fait tous mes films. L’autre aspect, c’est la mémoire des lieux, mais aussi celle des personnes qui ont peuplé mon enfance. Souvent je dis que je n’écris pas en fait beaucoup de choses. Que beaucoup de choses se sont écrites en moi. Cela veut dire qu’il y a du vécu, de l’entendement. Il y a mon imaginaire un peu. Entre 1996 où j’ai fait « Tableau Ferraille », et 2022, il s’est passé d’abord « Madame Brouette », « Téranga Blues », « Yolé », « Black and White », « Goorgoorlu ». Ce sont là des sédiments, qui m’ont aidé à faire une conglomération de choses, une mise en abîme de tout ce que j’avais gardé tout le long de cette carrière-là. Donc, pour moi, entre « Tableau Ferraille » et « Xalé », il s’est passé mon regard sur le monde qui a beaucoup changé. Car, lorsque je faisais « Tableau Ferraille », j’avais 35 ans et là, j’en ai 65. Donc, il y a eu presque 30 ans qui se sont écoulés. 30 ans dans une vie, ça compte. On a mûri, on regarde le monde beaucoup plus candide.

Dans votre œuvre, souvent on sent l’imaginaire. Mais dans « Xalé », on sent le train de vie quotidien des Sénégalais. Est-ce que votre cible a changé ?
En fait, je parle de la même chose. Différemment peut-être. Autant dans « Tableau Ferraille » on sentait la maternité, la fertilité, la polygamie, l’influence politique. Je parle de cette société avec toujours le même regard, peut-être beaucoup plus approfondi. Là, je touche plus à l’annonce de cette petite fille (Awa) qui pense devenir comme sa grand-mère, une cadre de la société sénégalaise.

Pourquoi le violeur de Awa, Atoumane, n’a pas été condamné dans un contexte où on parle de criminalisation du viol au Sénégal ? Il a juste été chassé du village par les habitants. Est-ce que vous souhaiteriez qu’on retourne à la mythologie du sacrifice, de la purification, de la punition ?
Les sociétés africaines ne connaissaient pas la prison qui est une invention de l’Occident. Dans nos sociétés, quand quelqu’un commettait un crime ou un délit, on le punissait physiquement, on demandait à la personne de voyager au nord sur 250 villages. Mais 250 villages dans les années 1700 ans, ça faisait que tu peux trouver des noms sénégalais au fin fond du Niger. Donc, c’est ça que je voulais ramener, c’est-à-dire que la punition, ce n’est pas le droit apollinien, mais c’est notre droit. J’ai voulu faire un jugement à l’ancienne. La pire des prisons dans ce film est quand les femmes lui jettent des chaussures, quand il se bat avec ses démons tout seul. Jeter sur quelqu’un une chaussure est la pire insulte, c’est l’humiliation suprême.

Dans vos films, il y a toujours une forte dose de musique, c’est le lien entre vous et la musique ?
Pour moi, la musique est un personnage qui scande un récit, qui interroge la société. C’est comme la rumeur qui n’a pas de visage. Et cette musique est dans la tête. Les textes ne sont pas liés à l’histoire proprement parlée. Mais ça évoque des choses qui nous renvoient à des similitudes qui aiguisent nos sens et nous titillent l’oreille, qui nous orientent et nous désorientent par rapport à certaines choses. Donc, pour moi, la musique est essentielle en général, je compose la musique avant le film. La musique, c’est comme à la limite la colonne vertébrale de tous mes récits, c’est ça qui fait avancer mon récit. Chez moi, la musique est dans le film.

Pourquoi la couleur rouge est très présente dans ce long métrage ?
Le rouge, c’est l’innocence tachée. Je donne toujours l’image d’un bol de lait et une tache de sang. C’est deux choses complètement antinomiques parce que le lait, c’est la pureté et le sang, c’est notre substance existentielle, notre substance fondamentale, notre propriété organique. Le rouge dans ce film, c’est toute la violence faite aux femmes, que ça soit le mariage forcé de Fatou, le viol de Awa. Pour moi, c’est comme une onction qu’on fait sur la femme à chaque fois qu’il y a viol ou violence.

L’immigration clandestine serait-elle, l’autre thématique importante avec le jeune Adama qui est finalement arrivé en Europe avec la pirogue ? N’est-ce pas là une manière d’encourager l’immigration clandestine ?
Je vais faire un aveu. Dans le scenario originel, Adama revenait, mais misérable, comme un gueux qui rentre et n’a plus rien. On sait qu’il a échoué, mais il y a une scène avec Mantor face à la mer qui dit tout : « Mais Adama, si ça ne marche pas rentre, il n’y a pas de honte à rentrer les mains vides, tant qu’on est en vie, ça va encore ». Cela veut dire que cela n’a pas été une belle réussite parce que ce n’est pas parce que tu pars que tu réussis. Oui, Adama est parti, il n’a pas réussi, alors que sa jumelle, Awa qui est restée, a vécu une enfance violente, mais s’en est tirée. Elle a construit son salon avec l’aide de sa tante, a élevé un enfant, a organisé sa vie, malgré tout ce qui lui est arrivé. Ça, c’est la force de Awa, mais aussi la faiblesse de Adama qui est parti et qui a vécu un échec.

Comment s’est fait le casting de Adama et de Awa ?
C’est extraordinaire, car ce casting est passé comme lettre à la poste. C’était en décembre 2020, je faisais un atelier au Centre culturel français et c’est là où j’ai vu Awa et Adama. Et sur le coup, à vrai dire, je n’y avais pas pensé. Mais dans la formation, les deux ont joué dans un petit film. Je n’ai pas fait de casting. Comme je ne vais pas vers les choses, c’est les choses qui viennent vers moi. Ça, c’est fondamental, l’art ne s’impose pas, je n’aime pas les gens qui disent ‘’je suis artiste’’.

Adama Aïdara KANTÉ

12 novembre 2022


------------------------------------

Vous pouvez réagir à cet article