Par où passe le chemin ? Faut-il dériver ou suivre le courant ? Au milieu du tumulte, qui n’arrête pas de s’intensifier, une foule de « législateurs » savourant leur plaisir subtil d’enterrer des civilités. Pour libérer l’avenir, il faut penser excessif, miser sur le grossier, rivaliser pour le prestige de la supercherie, de la persécution. Un génie se mesurant à l’exécrable. Et à la sortie des couloirs de la mort des réseaux sociaux et autres médias… « l’horrible peuple qui aboie, et (qui) … attend et rit (…) Pleins de spectateurs heureux de leurs belles places… (…) À cette précaution horrible, au saisissement de l’acier qui touchait (son) cou, (ses) coudes ont tressailli, et (il a) laissé échapper un rugissement étouffé. La main de l’exécuteur a tremblé. – Monsieur, lui a-t-il dit, pardon ! Est-ce que je vous ai fait mal ? Ces bourreaux sont des hommes très doux… » (Victor Hugo, Le Dernier jour d’un condamné).
La tempête est telle que l’indulgence n’est plus coupable, l’horreur ne provoque plus le dégoût. Un jugement lent à s’éduquer. Toutes les victimes de l’extrême, portant leur chagrin, n’iraient pas s’effondrer à la cyber sécurité. Ces épouvantés de la terreur symbolisent des mutations de notre société. Une preuve de sa dérégulation. Des illusions perdues, des âmes ne vivent plus leur vie. De cette fausseté des existences, plus une sincérité des rapports humains. Une violence des honnêtes gens qui ne se différencie plus de celle des malfaiteurs. Plus personne qui se surprend à proscrire le bien. C’est une crise des limites qui ne sont point des entraves. Mais des écarts d’esprit ou de raison qui conduisent à l’impasse, une incapacité à transcender des choses, à se porter au dépassement. On s’oblige à penser l’inintelligible pour faire tendance, à vivre sans valeur…
Influence, mensonge et manipulation
Être à sa solitude, se soustraire à l’arrogance et à la voracité des désirs et des fantasmes, penser aux conséquences de ses mots et de se actes… seraient devenus ruineux. « Les égards qui président aux relations des hommes entre eux » intéressent de moins en moins. Pourtant, « ils sont indispensables à une sociabilité qui ne naît nullement des opinions mais des usages, non des lois mais des coutumes ». Aujourd’hui, c’est laissez-vous surprendre. Si tout vous laisse pantois, c’est que vous avez tout compris. Les raffinements, qui sont des observatoires des actes et des paroles, seraient devenus sans substance. Par ce temps d’une nébuleuse des croyances, l’exhibition en train de vaincre la dignité… toutes ces choses qu’une poussée démocratique, une révolution numérique ne devraient jamais altérer. Alors, le roman de Yassin Adnan, Hot Maroc, pourrait être Hot Sénégal. Ça conte « la vie et les basses œuvres d’un être insignifiant, lâche et veule mais vindicatif. Effacé et soumis, il devient, grâce à internet, manipulateur, grand ordinateur et petit désorganisateur de la vie des autres. Son immense aptitude à nuire, son talent à produire des rumeurs assassines, des fake news… »
Avec des acteurs qui ont perdu toute honnêteté en devenant des influenceurs, le chercheur et spécialiste de la communication, Dominique Wolton, relève une contradiction. « (…) Au moment où l’information et la communication sont reconnues comme concepts centraux de la société, elles sont simultanément l’objet d’une crise de légitimité. Déjà, la communication était descendue ‘’aux enfers’’, car réduite aux tentations de manipulation. (…) Aujourd’hui, l’information n’est plus synonyme de faits et de vérité, (…). Informer, c’est influencer, et communiquer, c’est manipuler. (…) Il n’y a plus de vérité, ni de Bien ni de Mal, il n’y a, avec le règne des réseaux, qu’influence, mensonge et manipulation, le contraire de ce qui devait se passer… » (voir Vive l’incommunication). Une dérive à arrêter pour retrouver cette confiance qui reste le moteur de toute démocratie, le cœur de toute vie en société.
Selon Wolton, la confiance et l’humanisme ne sont pas des valeurs vieillottes. « Par rapport au monde d’aujourd’hui, imbibé de modernité technique et de finance ; elles en sont au contraire le premier antidote ». Au demeurant, nulle situation ne devrait laisser désemparé. C’est un impératif de réhabiliter les rôles des uns et des autres, de revaloriser les intermédiations « afin de lutter contre les illusions d’une société en directe et interactive ». Le jeu des petites combines devant s’arrêter d’autant que « l’homme est une chose qui doit être surmontée », écrivait Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra.
Assane SAADA
24 avril 2023