Dans un grand boubou multicolore, bonnet Cabral sur la tête, l’effigie de son guide virevoltant autour du cou, il se faufile dans la foule compacte avec une pile d’exemplaires de «xassida» (panégyrique à la gloire du prophète rédigé par Cheikh Ahmadou Bamba). À hauteur d’une porte exigüe, menant vers la cour de la mosquée, coincée au milieu des commerces du centre-ville, il ralentit ses pas puis freine brusquement et se tourne vers une vendeuse de café. « Pas seulement une mosquée ou une école coranique. Keur Serigne bi c’est une bénédiction que nous a gratifiés Khadimou Rassoul. C’est plus même que la vie. C’est comme un paradis sur terre. Il nous abreuve de toute sorte de merveilles », définit le marchand ambulant, droit debout, sirotant son café Touba.
Fervent disciple mouride, Makhtar Ngom, père de famille, originaire du Saloum, vit des retombées de ce foyer religieux, presque transformé, au fil des années, en foire. « Depuis presque 10 ans, c’est grâce à Keur Serigne bi que je subviens aux besoins de ma famille. Les disciples viennent de partout se ravitailler ici en livres de Cheikh Ahmadou Bamba. Et au fur et à mesure que je gagnais de l’argent, j’ai réussi à implanter une boutique de xassida de l’autre côté de la mosquée et je l’ai confiée ensuite à mon jeune frère », se réjouit- il, le front perlé par des gouttes de sueur.
À l’image de ses contours encerclés par un essaim de vendeurs, clients et passants jusqu’au marché Sandaga, la cour de «Keur Serigne bi» grouille de monde. Entre la rangée de ses mendiants, la cohorte de ses visiteurs et la besogne de ses pensionnaires, le sanctuaire mouride vibre sous le rythme des chants religieux amplifiés par le vacarme du marchandage. Dans ce méli-mélo, Cheikh Asta Fall, 62 ans, dans le rang des dignitaires de «Keur Serigne bi», veille au grain sur une natte. Le principal maître des lieux, en prise à l’organisation du Magal de Touba, il est l’un de ceux qui assurent l’orthodoxie dans le foyer.
« Keur Serigne bi, c’est aussi un centre de décisions sur la marche du pays »
Considéré par plus d’un comme une foire clandestine de commerce illicite, «Keur Serigne bi», de l’avis de Cheikh Asta Fall, a joué pourtant «des rôles majeurs au cours de la plupart des soubresauts politiques » qu’a traversé le pays. « Beaucoup ne le savent pas, confie le vieillard, mais il est arrivé à maintes reprises que des hommes politiques soient convoqués dans ces lieux, souvent tard la nuit, loin des indiscrétions, pour recevoir des recommandations de Khalifes généraux du Mouridisme. Et plusieurs graves désaccords ont pu être réglés de cette façon sans même qu’ils se déplacent dans la ville sainte de Touba où la moindre audience est vite relayée ». En dehors de son attraction commerciale, «Keur Serigne» renferme aussi d’autres symboles du pouvoir mouride que nourrit l’œuvre de son fondateur. Sous le manteau d’un gardien du temple que constitue ce foyer religieux au corps en pleine centre-ville, Cheikh Asta Fall puise au plus profond de ses souvenirs. «Si de son vivant, Serigne Abdoul Ahad Mbacké, en tant que Khalife général des mourides, avait demandé au Président Abdou Diouf de mettre à la disposition de la confrérie ce terrain où séjourna notre guide, c’était en perspective de l’implantation de «Keur Serigne » à Gabon. Toutes ses deux maisons du Mouridisme sont des centres de décisions. À savoir propager le message de Cheikh Ahmadou Bamba. Mais aussi exister comme refuge des disciples confrontés aux vicissitudes de la vie », témoigne le notable de «Keur Serigne bi».