La mort ne nous a pas séparés de Senghor. Elle semble vaincue par le puissant souvenir qui garde Sédar hors de l’eau. Poète et homme d’État fondateur d’une nation au-delà d’une République. Rare en Afrique ! Poète consacré. Professeur consacré. Penseur consacré. Soldat meurtri. Prêtre rêvé et raté. Homme d’État qui a bâti plus l’histoire que l’histoire ne l’a bâti. Un homme accompli. Un chrétien croyant. Je n’ai jamais vu un homme prier autant que Sédar. Par ailleurs, il aimait nous dire ceci : « Je n’ai pas tout réussi. Il n’y a que Dieu pour tout réussir! »
Une grande humilité l’habitait. De la quête du savoir, il avait fait sa table, son lit et son viatique. Des Sénégalais l’ont aimé. Des Sénégalais l’ont détesté. L’homme d’État n’a pas fait l’unanimité. La vérité est que l’unanimité n’existe pas. La politique est une jungle classée, féroce, sans coeur et sans âme. Quand il arrive qu’un poète y entre, il y entre à reculons et en sort à reculons. Senghor n’a jamais cessé de dire combien le Seigneur et tous Ses saints l’avaient puni en le faisant entrer en politique. En portant son pays à l’indépendance, très vite, il a voulu se retirer pour aller écrire et penser. Il confesse combien le coup d’État de Mamadou Dia avait alors déjoué ses plans. Il fallait rester, dit-il, pour consolider l’État, le construire, le protéger. Il mit son autorité et son charisme au service de cette mission, vingt années durant. Il a trouvé ce temps interminable.
Il donna des gages à la culture, à la pensée, à la création artistique, ce qui éleva le Sénégal et le distingua par le monde, à ce jour. La particularité des artistes et des créateurs, c’est qu’ils sont des ambassadeurs qui n’ont pas besoin d’être accrédités par le politique ! Leur particularité à table avec les Grands de ce monde, c’est qu’ils se distinguent dans le menu, en commandant au chef cuisinier des fesses de serpent à la moutarde et quatre rats grillés. Sans sel !
Revenant à Senghor et à sa fermeté métallique pour ce qui relève du respect de l’État, je disais au Président Macky Sall qu’il était une douce colombe, comparé à Senghor, pour ce qui relevait de veiller à la sacralité, la grandeur et l’intouchabilité de l’État. Le béton armé laissé par Senghor ne doit jamais souffrir de la plus infime fissure. Un État ne s’effrite pas quand il s’agit de sa sécurité. Elle n’est pas négociable. Macky Sall est un solide et hermétique élève de Senghor en la matière ! Comme de Diouf !
Bien sûr, bien sûr, il y a la démocratie, il y a les libertés qu’il faut également sauvegarder. Mais la sécurité de l’État prime d’abord sur tout. Cependant, ceux qui se cachent derrière lui pour affaiblir la démocratie et les libertés n’ont pas raison. Ils sont nus. Mais jusqu’où la démocratie et la défense des libertés menacent-elles la souveraineté de l’État ? Qui doit arbitrer, décider ? Les lois, bien sûr ! Mais, n’arrive-t-il pas que des lois soient suspendues par des lois pour donner tous les pouvoirs à la raison d’État en cas de force majeure ? Difficile et complexe ! Mais ne serait-il pas utile, d’abord, de savoir et s’entendre sur le principe pour tous que la vraie liberté, c’est se donner soi-même des frontières ? La démocratie ne peut pas être une indisciplinée et folle école de liberté. C’est plutôt une école des frontières établie ensemble et partagée ensemble dans le respect des droits de chacun. La démocratie est une autoroute à péage régulée. Il faut s’arrêter aux barrières et attendre que son badge ouvre le passage, selon un code établi d’accord partie, d’accord consensus. Ceux qui rompent le consensus en choisissant de passer en force, ont tort et doivent répondre de leur tort et payer.
Revenons à Senghor !
Son étoile ne s’est pas éteinte comme son souffle. Cette étoile jamais ne s’éteindra. Le poète et l’homme d’État y ont veillé en nous laissant le seul héritage qui vaille : la puissance de la pensée ! L’argent et le paraître sont éphémères et ridicules. Les hommes politiques qui meurent sans tombe sont si innombrables ! L’oubli est leur cimetière et il n’existe pas pire cimetière que l’oubli !
Évitons des vies publiques mal servies, mal assumées, caillouteuses, boiteuses, indignes, gluantes, tortueuses, roublardes, sombres, basses, puantes. Servez d’abord votre pays et votre pays vous le rendra beaucoup plus et plus longtemps que l’argent mal acquis dans une éthique affaissée ! « Le temps politique n’est pas celui de la mémoire. » Et il est toujours trop tard quand l’on se rend compte que l’on ne devient plus rien et ne vaut plus rien, parce qu’en vérité, on n’a jamais été quelque chose !
Sous Senghor, entre pouvoir et opposition, on pouvait se détester dans une admiration réciproque. De part et d’autre, le niveau était haut et la noblesse non négociable. C’est fini depuis le départ d’Abdou Diouf ! Le « Sopi » a été dévastateur. Il portait son propre enfer. Il a, dit-on, tiré le Sénégal vers le bas du bas en démocratisant ce qui n’aurait jamais dû l’être. Le populisme a vaincu l’exigence du savoir, le goût du respect de soi, la norme d’accès à la fonction. « Un État n’est pas un hôtel de passe », tranche sèchement l’Ambassadeur de Tombouctou ! Par ailleurs, la faiblesse est humaine, mais elle ne peut pas et ne doit pas être présidentielle ! Macky Sall a remis de l’ordre, du rang, moins de rire, moins de ridicule, moins de honte ! Comme il peut !
Senghor était si démuni ! Je puis en témoigner devant Dieu ! Il avait du mal à faire face à ses impôts, ses factures. Il a refusé des dons de maisons offertes, arguant qu’il ne pourrait pas faire face aux impôts à s’acquitter. Abdou Diouf avait hérité de son mentor cette chasteté financière. C’est ce que j’ai gardé de profond et d’inoubliable de ces deux hommes d’État. De Wade, hormis l’insoutenable « bana-bana » politique, nous avons gardé la belle générosité du cœur. On nous dira que c’était avec l’argent des Sénégalais. Oui, mais ne donne pas qui peut mais le cœur qui veut. De Macky Sall qui nous quitte, nous gardons avec une profonde émotion, pour l’avoir approché, un homme désespérément habité par la justice sociale et qui sait qu’il quitte le pouvoir en ayant beaucoup accompli, mais toujours si peu, face aux enjeux économiques défavorables et aux attentes de son patient et courageux peuple. Cet homme n’est pas une statue. Non, il n’a pas une âme de pierre de rail. Il est touchant, il est prévenant. C’est un croyant. La vérité est qu’un Président qui gouverne n’est pas un ours qui danse ! L’autorité doit être son armure ! Chacun est libre de garder de lui l’image qui lui convient. Senghor, Diouf, Wade n’y ont pas échappé. L’exercice du pouvoir mène rarement dans des jardins de roses. Dans tous les cas, « il n’y a pas de vierges à la maternité ! »
Senghor ? Il vivait chétivement et sans coffre, dans une grande et infinie noblesse. Il était plus grand que la « politique » ! Il fut le vigilant horloger, l’esthète et l’homme du rêve fécondant. Abdou Diouf serviteur placide et chevronné de l’État. Abdoulaye Wade : le fou camionneur, l’homme de l’utopie démesurée. Macky Sall : l’art du froid et impérial praticien et de l’éveillé bâtisseur. Aux quatre mousquetaires, à chacun ses erreurs et ses triomphes ! Un Chef d’État, dit-on, devrait être comme une pomme de terre, c’est-à-dire accessible aux pauvres comme aux riches.
Un proverbe nous dit : « Nourrissez votre enfant jusqu’à ce que ses dents poussent et il vous nourrira quand vous aurez perdu vos dents. » Senghor nourrira le Sénégal, l’Afrique, la pensée mondiale, bien loin encore et très loin dans le temps, des siècles et des siècles à venir, quand les hommes n’auront même plus besoin de dents.
Si Senghor était une maison à louer, les prétendants se bousculeraient mais personne ne saurait verser la caution. S’il était à vendre, personne ne pourrait l’acheter, jusqu’aux banques de France et de Navarre, ainsi que tous les fonds des Émirats Arabes Unis. Ne le loue et ne l’achète que la lame aiguisée du savoir !
Senghor était si fin, si érudit, que le savoir était sa propre peau ! Son héritage intellectuel sera durable d’au moins cinquante mille ans ! Même les personnes peu instruites, l’attestent. Celui que l’on raillait comme étant un « toubab », a laissé la Négritude comme viatique aux Noirs de toutes les couleurs. Le Sénégal, dit-on, a si régressé en matière d’enseignement et de formation, que l’on pourrait emprunter à un ancien ministre de Senghor ces mots si justes qu’il avait tenus à l’endroit d’un maître d’école : « Il vaut mieux le payer à ne rien faire, plutôt que de le laisser dans une classe. »
Prions, priez pour lui et pour tous nos morts chéris et qui nous manquent tant ! Le Sénégal, ce pays aimé, toujours, triomphera de toutes les peurs ! C’est ainsi et ce sera toujours ainsi.
Amadou Lamine Sall, Poète
Lauréat des Grands Prix de l’Académie française
Lauréat des Grands Prix de l’Académie française