À chacun son amour. A chacun sa valentine. Mais quel rapport avons-nous avec cette belle dame, la Patrie ? Elle est souvent abusée par les politiques qui la convoquent et la convoitent dans leurs discours. Certains se voient et se croient plus patriotes que d’autres. D’autres crient «la patrie avant le parti». Mais ce pays a un problème avec cette notion qui est presque une religion. Comme ceux-là qui ne déclarent ou renouvellent leur amour que le jour de la Saint-Valentin, il y en a qui ne pensent à la patrie que lorsque leurs intérêts personnels sont en jeu. Ils sont prompts à chanter «l’union sacrée autour de l’essentiel». Le citoyen est désarmé de ces valeurs depuis l’école élémentaire avec une «Instruction civique» qui n’est presque plus une matière à éduquer : levée des couleurs, set setal ou cleaning day, service civique national… Il reste que la patrie est plus arrosée et entretenue et maintenue par les Forces de défense et de sécurité (Fds), ces militaires et para-militaires, qui en sont aujourd’hui le dernier rempart. Il faut dire que chez les militaires, l’amour de la patrie est davantage exprimé par des actions dans l’ombre que par des déclarations enflammées plus prisées par les politiques. C’est pourquoi en ce jour de fête des amoureux, dans un contexte où la République, les institutions, sont en déliquescence, qui coïncide aussi avec une crise politique au Sénégal, Bés Bi s’intéresse à cet attachement patriotique aux racines bien ancrées.
Au lendemain des Indépendances, les pays africains devaient se doter d’armées pour protéger leur souveraineté nouvellement acquise. Un problème s’est vite posé. Le noyau de ces armées était constitué d’éléments des Troupes coloniales au service du colon et dont la mission première était le maintien de l’ordre. Comment, du jour au lendemain, affecter à la protection de la Nation des éléments qui se sont illustrés dans la répression des populations ? Et surtout comment amener les peuples à accepter et à se fier à leurs anciens bourreaux ? Beaucoup de pays africains ne s’embarrassèrent guère à apporter des réponses à ces questions. Cela a conduit dans la plupart de ces pays à une succession de coups d’État, une instrumentalisation politique des armées, au recours à l’armée comme outil de répression et à un profond désamour avec le peuple.
L’exception sénégalaise
Au Sénégal, le leadership de l’armée qui avait l’avantage de compter plusieurs officiers intellectuels dans ses rangs a vite senti la nécessité d’établir une relation de confiance avec le peuple. C’est ainsi qu’a été appliqué le concept de l’Armée-Nation. «C’est un concept selon lequel le rôle de l’armée consiste à servir la nation, son développement et sa sécurité», explique le Général Talla Niang du Centre d’études stratégiques de l’Afrique (Cesa). En bref, une armée qui, plutôt que de s’isoler dans les casernes ou de convoiter le Palais, œuvre pour le développement aux côtés des populations partout au Sénégal, en particulier en milieu rural. D’après le chercheur Hamidou Ba, la formation prodiguée aux militaires va bien au-delà des aptitudes au combat ou à la stratégie de guerre : «Les militaires sont formés dans beaucoup de domaines. Ce qui leur permet de participer activement à l’effort de construction nationale.» Cela inclut la santé publique, l’administration, la construction d’infrastructures, la préservation de l’en- vironnement, le forage de puits, etc.
L’armée : Un Sénégal en miniature régi par la méritocratie
Au-delà de l’aide apportée aux populations, l’armée présente aussi la particularité d’être représentative de la diversité ethnique du Sénégal. «L’Armée sénégalaise profite du fait que ses soldats représentent la diversité ethnique et régionale du pays. En conséquence, (elle) est un microcosme du Sénégal proprement dit». C’est ce qu’explique le Général Birame Diop, ancien Chef d’Etat- Major Général des Armées du Sénégal (2020-2021) au Cesa. Autre particularité de l’armée sénégalaise : la sanctification de la méritocratie. «Quand on travaille, on a des chances d’avancer dans l’armée sénégalaise, il n’y a pas besoin d’avoir un parent militaire ou parlementaire ou ministre. Moi je suis un fils de paysan, j’ai fini général de division et numéro deux de l’armée
sénégalaise», explique le général Talla Niang, ancien Sous-chef d’état-major des armées du Sénégal (2000-2003). Enfin, il y a surtout l’accent mis sur la formation. «Sans l’Éducation militaire professionnelle (Emp), vous n’aurez pas de stabilité. Une armée qui n’investit pas dans l’éducation et l’éthique liées à la population doit payer en termes de sécurité», souligne le Général Mbaye Cissé, Chef d’état-major général actuel des armées sénégalaises.
64 ans de compagnonnage platonique entre l’armée et la patrie en péril ?
L’effectif de l’Armée est réparti comme suit : 15 000 dans l’Armée de terre, 1 500 dans la Marine, 1 500 dans l’Armée de l’air, 9 500 dans la police nationale et 11 000 dans la gendarmerie, selon le Cesa. En termes d’effectifs et de force de frappe, le Sénégal tient un rang honorable en Afrique sans être un géant militaire. Ce qui le met au-dessus du lot, c’est la qualité de ses ressources humaines qui repose sur 5 piliers : le service à la patrie, la représentativité ethnique, la neutralité politique, la méritocratie et enfin une formation rigoureuse empreinte d’éthique. Jusqu’ici, ces valeurs ont tenu les militaires éloignés de la politique. Sans prétendre à la perfection, l’armée a jusqu’ici fait preuve d’une moralité, d’une constance et d’un désintérêt qui font défaut à une classe politique plus fluctuante au gré de ses intérêts. Agiter le spectre d’un coup d’État militaire est une menace à peine voilée de voir voler en éclat l’un des bastions inviolés de la démocratie sénégalaise. C’est une version soft du «Moi ou le chaos». Reste à savoir si la fin de règne de Macky Sall fera voler en éclat l’attachement platonique qui unit l’armée à la patrie depuis 64 ans. L’armée restera-t-elle un serviteur de l’ombre ou ira-t-elle grossir le rang des beaux parleurs et autres marchands d’illusion ? Il en va de l’avenir de la République convoitée mais pas toujours honorée.
Marly DIALLO