Les requérants agissant en qualité d’électeurs, ont saisi la Cour suprême d’un recours pour excès de pouvoir assorti d’un référé suspension contre les décrets 2024-690 du 6 mars 2024 fixant la date de la prochaine élection présidentielle, le décret 2024-691 du 6 mars 2024 portant convocation du corps électoral et le décret 2024-704 du 7 mars fixant la période de la campagne électorale pour la présidentielle du 24 mars.
À propos de ces recours, deux questions se posent : le recours en référé suspension est-il recevable ? Quelle conséquence peut avoir la décision rendue ?
À l’analyse, il faut dire que le recours introduit par les requérants est irrecevable devant la Cour suprême. Les actes incriminés sont justiciables du Conseil selon une jurisprudence établie en France depuis 1981, Delmas. Mieux, si les requérants ont un intérêt à agir contre le décret de convocation des électeurs, en revanche, ils n’ont aucun intérêt à contester le décret fixant la durée de la campagne électorale. Sur le décret de convocation des électeurs, le Conseil constitutionnel s’est déjà prononcé à deux reprises sur l’impossibilité d’organiser l’élection après l’expiration du mandat du président en exercice. Même en cas de suspension du décret fixant la durée de la campagne électorale, un simple arrêté du CNRA peut servir de base légale à la propagande. Au pire des cas, l’élection aura lieu conformément à la décision du Conseil constitutionnel (31 mars 2024).
- L’irrecevabilité des requêtes
Il faut d’emblée préciser que le décret de convocation du corps électoral à une élection, contrairement à celui relatif au référendum, n’est pas un acte de gouvernement. Il n’est pas de la compétence de la Cour Suprême mais plutôt celle du juge électoral, le Conseil constitutionnel.
- L’incompétence de la Cour suprême
Ces décrets pris par le Président de la République ne sont pas rangés dans la catégorie des « actes de gouvernement » qui bénéficient d’une immunité juridictionnelle. Il y a à distinguer la compétence liée du Président en matière électorale et son pouvoir discrétionnaire de recourir ou non au référendum. En matière d’élection présidentielle, le Chef de l’Etat est invité juste à prendre le décret pour fixer la date du scrutin et pour convoquer le corps électoral dans les délais prescrits par la Constitution. Il a ici une compétence liée alors qu’en matière référendaire, il bénéficie d’un pouvoir discrétionnaire. C’est dans ce dernier cas que le décret pris par le Président est considéré comme un acte de gouvernement insusceptible de recours devant le juge.
L’élection est un choix libre par le corps électoral du ou des citoyens appelé(s) à conduire, à gérer ou à participer à la gestion des affaires publiques. En revanche, le référendum est une votation par laquelle les citoyens sont appelés à exprimer leur avis ou leur volonté à l’égard d’une norme qu’une autorité a prise ou envisage de prendre. Son organisation est laissée à la libre appréciation du président de la République. À cet égard, le décret pris par le chef de l’Etat est considéré comme un acte de gouvernement. En la matière, il existe une jurisprudence constante depuis l’arrêt Djibo Leyti Ka du Conseil d’Etat (référendum 2000) et l’arrêt Ousmane Sonko (décret convocation référendum 2016). Tous ces deux arrêts ont été rendus en matière référendaire. Concernant l’élection, il n’existe pas à ce jour une jurisprudence relative à la contestation d’un décret de convocation des électeurs car une telle élection n’a jamais fait l’objet de report depuis 1967. À cet effet, la jurisprudence française d’où nous tirons une partie de normes juridiques peut servir d’aiguillon.
B. La compétence du Conseil constitutionnel
En matière électorale, ce n’est pas qu’un acte administratif est en cause qu’il est de la compétence du juge de l’excès de pouvoir, c’est-à-dire de la Cour suprême. C’est le cas de l’acte de radiation d’un électeur ( compétence du tribunal d’instance) mais aussi du décret de convocation des électeurs. Pour ce dernier, le Conseil d’Etat français a toujours refusé d’en connaître la légalité. Pour la haute juridiction administrative, « considérant qu’il n’appartient qu’au Conseil constitutionnel, juge de l’élection des députés à l’Assemblée nationale, d’apprécier la légalité des actes qui sont le préliminaire des opérations électorales ; que dès lors le Conseil d’Etat n’est pas compétent pour se prononcer sur la légalité du décret du 22 mai 1981 portant convocation du collège électoral » (CE 8 janvier 1959, HIRCHOWITZ ; CE 6 mai 1966, Dame CHAIX ). Elle faisait application de la théorie de l’indivisibilité de l’opération électorale. Pendant plus de 35 ans, le Conseil d’Etat a maintenu cette position d’incompétence. Le Conseil constitutionnel de son côté également affirmait que ce contentieux est, par essence, de la compétence du juge administratif. Mais, saisi en 1981 par un parlementaire, M. François Delmas, qui contestait la légalité du décret portant convocation des électeurs après la dissolution de l’Assemblée nationale, le Conseil constitutionnel contrairement au Conseil d’Etat, accepte de se transformer en juge de légalité. Dans un considérant devenu classique en France, le juge de l’élection estime « « considérant que la requête présentée par M. Delmas tend à l’annulation…du décret portant convocation des collèges électoraux pour l’élection des députés…qu’à l’appui de ses conclusions l’auteur de la requête se référant à une décision du 3 juin 1981 par laquelle le CE statuant au contentieux s’est déclaré incompétent au motif qu’il n’appartient qu’au Conseil constitutionnel juge de l’élection d’apprécier la légalité des actes qui sont le préliminaire des opérations électorale ». Son intervention dans le contrôle de la légalité des actes réglementaires est la conséquence du refus du Conseil d’Etat et s’exerce en vue de l’accomplissement de la mission de juge électoral qui est confiée au Conseil constitutionnel par l’article 59 de la Constitution. Cette position sera précisée par la décision Bernard dans laquelle le Conseil constitutionnel fixe les conditions de son intervention littéralement exceptionnelle : « Considérant que si, en vertu de la mission de contrôle de la régularité de l’élection des députés et des sénateurs qui lui est conférée par l’article 59 de la Constitution, le Conseil constitutionnel peut exceptionnellement statuer sur les requêtes mettant en cause la régularité d’élections à venir, dans la mesure où l’irrecevabilité qui serait opposée à ces requêtes (…) risquerait de compromettre gravement l’efficacité de son contrôle ». Le Conseil semble récemment suivre la même logique en annulant le décret du Président de la République Macky SALL abrogeant le décret de convocation du corps électoral le 25 février. Imaginez si le Conseil constitutionnel s’était déclaré incompétent pour connaitre de ce décret. Sans doute, le pouvoir n’allait jusqu’à présent pas choisir une date pour l’élection.
Le CE français refuse de connaître de tels actes, non pas parce qu’ils sont des actes de gouvernement mais plutôt parce que ce sont des actes non détachables du processus électoral. Il invite alors les requérants de saisir le Conseil constitutionnel, juge de l’élection. Le Conseil constitutionnel de son côté cherche à éviter un déni de justice et à assumer sa fonction de régulation.
La Cour suprême ne peut alors connaître d’un acte déjà jugé par le Conseil constitutionnel. En effet, ce dernier a déjà jugé que la date de l’élection ne peut être fixée au-delà du mandat du Président en exercice.
Alors quelle que soit la posture de la Cour Suprême, l’élection ne peut aller au-delà du 31 mars fixée par le Conseil constitutionnel. En plus, l’annulation du décret fixant la durée de la campagne n’aura aucune incidence sur la campagne puisque le Code électoral ne mentionne nullement que la durée de la campagne électorale doit être fixée par décret. Le communiqué du CNRA fixant le nombre, la durée, et les horaires des émissions peut suffire comme base à la campagne électorale.
- L’absence de bien-fondé des moyens invoqués
Toutes les dispositions visées par les requérants ne permettent pas de déceler un droit individuel lésé. L’article L129 ne donne pas qualité à agir à Karim M. Wade et autres. Quant à l’article LO.137., son objet est épuisé avec l’intervention du décret 2023-2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du corps électoral qui a permis l’accomplissement de toutes les opérations préparatoires à l’élection.
- Sur le 1er moyen relatif à la violation de l’article LO.137 du Code électoral
Selon les requérants, le nouveau décret pris par le Président de la République viole les dispositions de l’article LO 137 quidispose que « les électeurs sont convoqués par décret publié au Journal officiel 80 jours avant la date du scrutin ». Ils ignorent sans doute que ce décret a déjà été pris par le président de la République. Ils ignorent sans doute aussi que ce décret vise l’accomplissement des actes et opérations préparatoires à l’élection. C’est sur la base de ce décret que les candidats ont cherché des parrainages. C’est sur la base de ce décret que le conseil constitutionnel a publié la liste des candidats. C’est sur la base de ce même décret que la date de la campagne avait été fixée le 03 février avant que le Président de la République ne l’abroge pour des soupçons de corruption soulevés par les requérants eux-mêmes sur certains membres du Conseil constitutionnel. Ils ignorent également que ce décret abrogeant le décret 2023-2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du corps électoral le 25 février 2024 a été annulé par le Conseil constitutionnel. Le décret du 06 mars vise à reprendre le processus électoral illégalement interrompu.Dans ce cas, il n’est plus tenu par les prescriptions de l’article LO.137. A ce jour, selon le directeur général des élections, toutes les dispositions sont prises pour l’organisation du scrutin à la date du 24 mars.
En plus, le Conseil constitutionnel s’est déjà prononcé sur la date de tenue de l’élection. Il a déçu à deux reprises que la date du scrutin ne peut être fixée au-delà de la fin du mandat du Président en exercice. Un arrêt de la Cour Suprême suspendant les décrets visés ne peut remettre en cause ce qu’a décidé le Conseil constitutionnel, juge compétent en la matière.
- Sur le moyen tiré de la violation de L’article L.129
Cet article dispose que « la campagne en vue de l’élection du Président de la République est ouverte 21 jours avant le premier tour de scrutin ».
Il faut préciser que les requérants en demandant l’annulation des décrets n’ont invoqué aucun droit qui serait violé par l’article L.129. En réalité, aucun droit des requérants n’a été lésé par le décret de fixation de la date de la campagne.
En matière électorale, l’intérêt à agir dépend de la phase du processus électoral. Ainsi, concernant le contentieux de l’inscription sur les listes électorales, les électeurs inscrits ont le droit de contester leur radiation, de demander la radiation d’un électeur indûment inscrit ou encore demander l’inscription d’un électeur omis de la liste. En ce qui concerne le contentieux des candidatures à l’élection présidentielle, il appartient uniquement aux candidats de contester la liste établie par le Conseil constitutionnel. Les mandataires, sauf à disposer d’un titre express à cet effet, ne peuvent contester la liste des candidats ( à titre d’exemple en 2019, le Conseil constitutionnel a rejeté le recours de Karim Wade déposé par Oumar SARR pour défaut de qualité à agir).
Pourtant électeur, le citoyen ne peut aussi saisir le juge pour remettre en cause la sincérité du scrutin. Seuls les candidats peuvent le faire.
En matière de propagande électorale, l’article LO.130 prévoit que « la Cour d’Appel de Dakar veille à l’égalité entre les candidats. Saisie par la CENA ou par le candidat, elle intervient, le cas échéant, auprès des autorités compétentes pour que soient prises toutes les mesures susceptibles d’assurer sans délai cette égalité ». Autrement, la campagne électorale est un droit pour les candidats qui avec les organes de gestion des élections peuvent saisir la Cour d’Appel. Il apparaît alors que les électeurs ne peuvent en aucun cas intenter un recours contre une décision administrative supposée illégale.
Monsieur Karim Meissa Wade et autres, il ne vous reste qu’un seul droit: celui d’aller voter le jour du scrutin.
Il s’ensuit donc que les moyens soulevés par les requérants ne sont pas sérieux ou de nature à entraîner la suspension du processus électoral. Même au cas où le juge donnerait raison aux requérants, son arrêt se heurterait à l’autorité de la décision rendue par le Conseil constitutionnel. Ce dernier a déjà jugé que « le processus électoral est poursuivi dans les conditions fixées par la présente décision et par les décisions antérieures susvisées » (art. 3 de la décision 5/E/2024 du 6 mars 2024 ). Cette décision fixe la date du scrutin pour le 31 décembre (art.2) et emporte convocation du corps électoral.
Par conséquent, le recours de monsieur Karim Wade et autres est un recours fantaisiste dont les conséquences sont déjà neutralisées par les décisions de la juridiction constitutionnelle.
Professeur Mamadou Salif SANÉ (UGB)