C’est l’alignement des planètes au Sénégal pour les lanceurs d’alerte. La République, debout, leur a réservé le meilleur accueil au sein des institutions représentatives avec le vote, lundi, à l’Assemblée nationale, d’une loi les protégeant.
D’une idée abstraite, parce que très peu explicitée, le projet se concrétise et se traduit par une existence tangible grâce à l’appui massif et significatif des députés. À eux désormais de se saigner aux quatre veines pour justifier ce choix (de raison ou de cœur) et de le défendre partout où besoin est.
N’étant pas des mandataires hors sol, ils ont posé un acte décisif après avoir « tâté » le pouls du pays et perçu les tendances lourdes au sein d’une société travaillée par le soupçon, adepte de la spéculation oiseuse et naturellement méfiante, parce que fâcheusement indolente.
Pour autant, le peuple sénégalais n’est pas docile. Par le doute et le manque de clarté, il s’interroge, questionne, délibère souvent à la hâte et finit par se faire une religion en donnant « forme et consistance » à une notion, fût-elle galvaudée.
Une furtive observation des conjonctures montre que le lanceur d’alerte constitue une nouveauté dépourvue de base comparative et objet d’un déchaînement de curiosités.
Celles-ci s’apprécient à l’aune du potentiel viral du sujet, des débats dérivés, de l’emballement des médias et de l’opinion et (surtout) du mystère qui entoure encore le réel profil du lanceur d’alerte, en un mot : son portrait-robot !
D’ailleurs, la presse a développé une insensibilité incompréhensible vis-à-vis de ce phénomène, qui représente pour elle un danger rampant et visible à mille lieues. Elle ne voit pas venir la menace… L’Assemblée nationale a considéré que l’information constitue la matière brute sur laquelle travaille le lanceur d’alerte. Il la collecte au même titre que le journaliste qui, lui, se débrouille pour l’obtenir au prix de contorsions et d’ingénierie professionnelle.
Le silence des pouvoirs publics n’aide pas à dissiper les suspicions, quand bien même ils se sont empressés de déposer le projet de loi sur le bureau de l’Assemblée, tout en mettant une discrète pression pour aller vite ! Et bien, c’est allé vite. Preuve que la disposition a valeur d’urgence au regard du dispositif mobilisé afin de rendre effective l’opération engagée.
N’occultons pas la dimension rumeur qui imprègne aujourd’hui notre monde truffé de technologie fantaisiste. À cela s’ajoute la désinformation qui règne sur les plateformes digitales à une échelle ahurissante. Les moindres détails d’une actualité (banale ou brûlante) irriguent les réseaux sociaux, qui entretiennent le suspense sans le souci préalable de clarté ou de rigueur dans le recoupement.
Le pire snobe le meilleur. Le vrai souffre quand le faux triomphe. Le mensonge s’érige (presque) en vertu au sein d’une Toile qui écrase la vérité par la vitesse de transmission en occultant l’incontournable étape de la vérification. Ce contexte répand la légèreté.
Et c’est dans ce contexte qu’arrive bien évidemment le lanceur d’alerte, attendu pour être l’enquêteur orwellien, craint et redouté, ayant regard sur tout, prêt à bondir sur une probable proie, et qui ne s’embarrasse pas de scrupules pour dénoncer et éventuellement livrer des coupables. Gare aux excès de confiance ou aux abus irrépressibles ! Mais attention (aussi) au pouvoir de la foule !
L’un ou l’autre engendrent (à la longue) indifférence ou accoutumance. Autrement dit, devant les hommes avec leurs défauts et qualités, le lanceur d’alerte est-il préparé à mener le « combat » ou le travail attendu de lui, tout en gardant foi en la mission qui lui est dévolue ?
Après tout, il reste un citoyen au même titre que ses autres compatriotes. Or, la présomption d’innocence reste l’un des acquis majeurs de la démocratie sénégalaise. Nul n’est censé l’ignorer. Pas même le lanceur d’alerte, perçu par d’aucuns comme « une fausse bonne idée » !
Est-il irréprochable et par conséquent un modèle d’exemplarité ? À quels critères obéit le choix porté sur le lanceur d’alerte ? À quoi ressemble sa trajectoire de vie ? Est-il inscrit sur les listes électorales ? S’acquitte-t-il de ses obligations et de ses charges ?
Il est vrai qu’au Sénégal, le niveau de défiance a atteint des proportions inquiétantes dans toutes les couches sociales confondues. Il est tout aussi vrai que les sanctions, même prises, s’appliquent mal, et les Sénégalais y voient des différences de traitement, à mesure que se creusent les inégalités. Ce qui donne le sentiment d’appartenir à un pays à plusieurs vitesses ! Alors que le socle des droits demeure un trait d’union commun à tous.
Faut-il davantage patienter pour en savoir plus sur les contours du rôle précis du lanceur d’alerte ? D’ailleurs, comment va-t-il être accueilli : avec les honneurs ou avec stupeur ? Instruits par l’expérience d’initiatives similaires, les citoyens ne se laisseront pas facilement séduire par l’apparence ou l’illusion.
Certains, dont les avis s’avèrent justes et pertinents, démêlent avec brio la confusion savamment entretenue entre le fonctionnement des institutions et le comportement des dirigeants pour pointer l’index sur les faillites imputées au système politique ou aux gouvernants.
Une telle interpellation fait appel à l’érection de garde-fous pour encadrer le lanceur d’alerte et lui éviter les tentations jouissives. À cet égard, le projet de loi entretient une ruineuse surenchère en accolant à chaque dossier conclu ou abouti un coefficient de rétribution en guise de commission récompensant le dénicheur.
À titre d’exemple, une affaire lugubre se chiffrant à 100 milliards rapporte 10 milliards !
Énorme. L’appétit venant en mangeant, il est facile de deviner l’engouement devant s’emparer de cette juteuse activité encore mal paramétrée. Il y a risque de jouer des citoyens contre d’autres citoyens et de fracturer la société, qui devrait bien se passer d’une telle épreuve.
D’où l’idée de délimiter au plus vite et de manière non équivoque le périmètre de compétence de ces agents dont on ne sait avec précision à quelle hiérarchie ils sont rattachés. Il s’agit d’une « patate chaude ». Ce flou doit être dissipé pour protéger les honnêtes citoyens. Faute de quoi, bonjour le désordre !
Ils vivent en dehors des « fureurs de la ville ». Ils travaillent dur pour gagner leur vie. Une erreur d’aiguillage peut les ruiner en les jetant dans la « fosse aux fauves ». Qu’adviendrait-il du lanceur d’alerte qui se trompe de cible ou s’acharne sur elle pour de sordides raisons, au demeurant inavouables ?
Cette perspective hante des esprits qui redoutent des procès à foison, des règlements de compte, le réveil inattendu donc surprenant de réflexes d’appartenance ou l’éclosion de signes de ralliement. Et puis une violence résiduelle sommeille.
Pour le pouvoir qui, à travers pareille mesure, voudrait donner de la vitalité à l’économie, de la force à la démocratie et de la protection au citoyen, il y a urgence à lever les équivoques, à écouter les acteurs de transformation.
Entre deux élections majeures, le Sénégal ne s’habitue pas à vivre mieux en s’offrant de paisibles moments de respiration autres que politiques.
Par Mamadou NDIAYE