L’audit international se retire de l’Afrique. Coup sur coup, aux mois de mars et avril derniers, deux des « Big Four », en l’occurrence Ernst & Young (EY, américain) et PricewaterhouseCoopers (PwC, britannique), décidaient de « plier bagage » en se dégageant du continent pour des raisons de « revue stratégique ». Néanmoins, ils drainent toujours l’activité malgré les disparités géographiques. Ces Quatre, associés aux Cinq grandes banques d’investissement et aux Trois agences de notation (Fitch, Moody’s et Standard & Poor’s), dictent au monde les règles de conduite des affaires et de mesure des performances.
De ce fait, le retrait n’a certes pas eu de résonance tellurique, mais il soulève de profondes et non moins pertinentes questions dans les milieux professionnels. L’opinion ne s’en émeut pas outre mesure.
Pour qui connaît le niveau d’imbrication de ces cabinets dans les économies africaines, leur désengagement a de quoi étonner, à défaut d’intriguer, tant leur présence permettait d’évaluer la conformité des pratiques aux normes établies, et surtout de souligner les points faibles dans l’optique de proposer des améliorations.
Cela dit, l’Afrique cesse-t-elle d’être un marché florissant ? Quid de ses potentialités qui autorisaient chacun à se dire que « l’avenir du monde se dessine sur le continent noir » ! Les deux géants de l’expertise ont pour crédos « construire la confiance » et « bâtir un monde meilleur », sur lesquels ils ont forgé leur réputation et séduit des pays en quête de « sérieux », de « crédibilité » et de performance.
Il y eut d’abord un décloisonnement des marchés des capitaux. Puis une intégration accrue des marchés financiers s’en est suivie. Et enfin, la suppression progressive des entraves à la libre circulation des capitaux devient effective avec l’élimination du contrôle des changes.
Ainsi, ces mêmes pays, conquis par le triomphe du courant libéral et le plébiscite du marché (offre et demande de biens, actifs et de services), acceptaient d’adhérer à ces règles et principes de gouvernance et, preuve de leur bonne foi implicite, brandissaient les rapports comme des bréviaires de certification, de transparence et d’optimisation de gestion. Le but du jeu est de s’améliorer.
Une bonne partie du continent a fini par se reconvertir à ce modèle d’organisation pour être dans les bonnes grâces de la finance mondiale. Les élites se bousculaient au portillon, nanties de références académiques et souvent pistonnées par des « mains invisibles » qui actionnaient de puissants leviers.
Ces rejetons écumaient les banques de renom, les filiales des grands groupes industriels ou de négoce, les compagnies d’assurances et les organismes multilatéraux. En général, ils y effectuaient de brefs séjours avant de bifurquer vers de juteux emplois ou affaires, au demeurant très profitables, pour enfin s’ouvrir de larges horizons d’épanouissement, une fois la maturité et l’expérience acquises.
Dans la grille d’analyse des experts influents, les talents du continent étaient portés au pinacle par ces mêmes cabinets qui, aujourd’hui, justifient leur départ par les difficultés « d’adapter certaines activités africaines aux normes des réseaux mondiaux ». En français facile : l’Afrique reste informelle malgré les efforts de rationalisation, et il s’avère « impossible d’y faire du business ».
Cette pseudo-vérité, exprimée si tardivement, trahit une pensée profonde : il s’agit non d’un retrait, mais d’un repli à l’instigation des puissances d’argent en Occident, préoccupées par une dispersion des forces au moment même où la Chine monte et montre sa puissance avec une féroce intention de s’emparer de positions hégémoniques, voire dominantes.
La perspective inquiète l’Europe et l’Amérique, de moins en moins unies pour s’opposer frontalement à l’expansion chinoise. Les errements actuels des États-Unis, avec un Trump imprévisible, arrogant et envahissant, vicient les relations internationales, désormais assujetties à une implacable logique (ou guerre) commerciale et marchande, aux antipodes des règles du commerce international.
En dépit du repli, les « Big Four » dominent toujours les marchés et réalisent d’impressionnants chiffres d’affaires cumulés à hauteur de 340 milliards de dollars l’an. Sous ce rapport, l’Afrique n’étant pas rentable, mieux vaut « se sauver », d’autant que les convoitises des ressources nourrissent des appétits insatiables sur fond de crispations identitaires qui « ne présagent rien de bon dans un futur proche », disent des oiseaux de mauvais augure.
Ils s’expliquent ouvertement sur les causes de leur départ. L’actuelle donne ne rend pas justice aux efforts d’adaptation des économies africaines. La même donne risque de décevoir des générations de jeunes Africains doués pour intégrer l’économie de marché avec des cartes en main que le temps allait révéler.
En revanche, l’expertise africaine qui a longtemps servi de relais, irrite par le silence qu’elle observe. Pourquoi ce mutisme ? Est-elle désemparée ou prise au dépourvu ? Le vide créé par ce retrait sonne-t-il l’alerte ou l’hallali d’un secteur mal préparé à prendre la relève ? Qu’attend-elle pour prendre ses responsabilités et s’imposer ? En d’autres termes, les experts africains redoutent-ils l’autoritarisme des pouvoirs africains et leur manque de transparence ?
Les économies sont plutôt informelles, ce qui est un handicap à la poursuite concomitante des audits, du juridique et du fiscal. Beaucoup parmi eux craignent la réémergence de pratiques répréhensibles adossées à une criante impunité, qui pourrait refaire surface à la faveur du recul de ces deux cabinets internationaux.
Ceux-ci admettent que les réalités économiques africaines n’épousent pas les exigences de l’audit et du contrôle de gestion tels qu’édictés par des règles de confiance, de fiabilité et de sécurité. Sans compter les cumuls de charges des clients. En tout état de cause, la migration de EY et PwC ouvre une période de doute et d’incertitudes que ne dissipe pas encore l’expertise locale, pourtant assez outillée pour combler le vide, si jamais vide il y a.
Il lui revient d’assurer et de rassurer. D’autant que la conjoncture n’est guère désespérante. La région ouest-africaine, la plus affectée par ces retraits, demeure attractive avec la mise en perspective de ses ressources du sol et du sous-sol, même si le marché est considéré comme modeste en termes de taille, volume et revenus.
La connaissance de l’environnement donne un avantage certain à l’expertise africaine. Seule incertitude : pourra-t-elle résister aux pressions des pouvoirs et des contre-pouvoirs ? La tentation prédatrice rôde autour des marchés en éclosion. Faute de garde-fous et d’appuis organisés pour endiguer les assauts, le danger guette de voir des pans entiers des économies africaines s’affaisser ou péricliter.
Les risques existent. Ils peuvent compromettre les rentabilités et enfoncer bien des zones dans un « no man’s land ». Ce qui nous mènerait droit à l’abîme ! Dès lors, perce la nécessité de réexaminer les vecteurs de performance pour « tuer » les sources d’instabilité et amorcer la reconquête d’avantages comparatifs, base d’économies africaines compétitives. L’avenir se conçoit, puis s’élabore et se construit. Avec méthode. Trêve de spéculations, jeu favori de nombre d’Africains.
Par Mamadou Ndiaye