Parmi les 64 survivants du naufrage du Joola, Seyni Djiba, originaire de Thionck-Essyl, vit encore aujourd’hui avec les séquelles profondes d’un drame qui a bouleversé des milliers de familles sénégalaises. Vingt-trois ans après, il témoigne avec émotion, lucidité et colère sur les manquements de l’État et l’oubli progressif des rescapés.
Une douleur toujours vive
Le 26 septembre 2002, le ferry Le Joola sombrait au large des côtes gambiennes avec près de 2 000 personnes à bord. Officiellement, seules 64 personnes ont survécu. Seyni Djiba est l’un d’eux. Plus de deux décennies après le drame, l’émotion est intacte.
»C’est une perte collective d’êtres humains. Des frères, des amis, des proches disparus. Ce sont des souvenirs qu’on ne pourra jamais effacer. »
Seyni ne parle pas seulement en son nom. Pour lui, tous les rescapés vivent avec une plaie ouverte, qui ne cicatrise pas.
Le frère qu’il n’a jamais pu ramener
À bord du ferry, Seyni n’était pas seul. Il accompagnait un jeune frère adopté, qu’il voulait ramener à Dakar pour découvrir sa famille biologique. Ce qui devait être un voyage de retrouvailles s’est transformé en cauchemar.
»C’était sa première fois. Je voulais juste qu’il voit ses parents, qu’il connaisse ses frères. Il ne les verra jamais. Il est resté là-bas. Moi, je suis sorti. Ça, c’est inoubliable. »
Ce deuil, silencieux et personnel, s’ajoute à celui de centaines de familles dont les membres n’ont jamais été retrouvés.
Un pressentiment tragique
Dès l’embarquement, Seyni Djiba avait senti que quelque chose n’allait pas. Le bateau, selon lui, était visiblement surchargé et inclinait dangereusement.
»Avant même de monter à bord, j’ai vu que le navire avait un problème d’équilibre. Les passagers se déplaçaient lentement. On sentait que le Joola peinait à naviguer. »
Il se rappelle avoir alerté un cousin, Wahani Niassy, quelques heures avant le drame.
»Je l’ai fait monter avec moi à l’arrière du pont. J’ai regardé les vagues, j’ai senti que le bateau avait des difficultés. Je lui ai dit : ce bateau, même s’il arrive à Dakar, ce sera avec du retard. Deux heures après, il a chaviré. »
Le mémorial du Joola : « une coquille vide »
Vingt ans après la tragédie, un mémorial a été construit pour honorer les victimes. Mais pour Seyni Djiba, ce projet est loin d’avoir répondu aux attentes.
»C’est joli à voir, mais c’est vide. Ce n’est qu’un bâtiment. Aucun contenu, aucun usage. C’est comme un mendiant assis sur une mine d’or. »
Des promesses avaient été faites : expositions, films documentaires, photos des victimes, activités pédagogiques… Mais rien de tout cela n’a été mis en œuvre.
»Ils ont collecté nos témoignages, pris des photos. Ils devaient faire vivre le lieu comme à Gorée, avec des visites payantes, des touristes, de la mémoire active. Mais aujourd’hui, il n’y a rien. C’est un bijou non exploité. »
Le silence autour du traumatisme
Au-delà des bâtiments, Seyni pointe une absence totale de soutien psychologique pour les rescapés.
»Dès le début, on nous a donné des rendez-vous médicaux, mais ce n’était pas avec des psychologues. On nous prescrivait seulement des somnifères. Mon sac était plein de cachets. »
Aujourd’hui encore, les séquelles sont bien présentes.
»Le moindre bruit m’effraie. Un pot qui tombe, un cri… Tout me ramène à ce moment. Les gens hurlaient à l’intérieur du bateau. C’était le chaos. Je n’aime plus le bruit. J’évite les endroits bruyants. »
Seyni affirme que beaucoup de survivants vivent dans le silence, avec des traumatismes invisibles.
»Certains d’entre nous sont là, mais ce ne sont plus les mêmes. Ils marchent, ils parlent, mais dans leur tête, quelque chose est cassé. Et personne ne les aide. »
Un appel au nouveau gouvernement
Avec l’arrivée d’une nouvelle équipe gouvernementale, les espoirs renaissent timidement. Seyni Djiba souhaite que les autorités prennent enfin leurs responsabilités.
»Nous n’avons pas été accompagnés. Nous n’avons pas été écoutés. Ce mémorial, c’est bien, mais il faut l’habiller, le faire vivre, l’utiliser pour que nos morts ne soient pas oubliés. »
Il appelle à un véritable travail de mémoire, mais aussi à un soutien psychologique durable pour les rescapés et les familles.
»Ce drame est encore là. Il habite nos nuits, nos silences. Ce que nous demandons, ce n’est pas la charité, c’est la dignité. »
Une mémoire à préserver
Le naufrage du Joola n’est pas seulement une tragédie maritime. C’est un traumatisme national que beaucoup ont tenté d’oublier, par inconfort ou par déni. Mais pour les survivants comme Seyni Djiba, chaque jour est un rappel. Chaque bruit, chaque image, chaque souvenir est un fragment de cette nuit d’horreur.
À l’heure où le Sénégal cherche à se réconcilier avec son histoire, l’État est face à un choix : honorer la mémoire ou continuer à tourner la page sans la lire.
Le 26 septembre, comme chaque année, des commémorations auront lieu. Mais pour les survivants, le véritable hommage passe par des actes concrets : prise en charge, valorisation du mémorial, accompagnement des familles. L’histoire du Joola mérite d’être racontée, transmise, et surtout respectée.
Emedia