« Il n’est pas de personnalité tant citée par le Sénégalais que ce soit en matière religieuse ou sociopolitique que Serigne Cheikh Ahmed Tidiane Sy (…). » (Bakary Sambe, Inspirations malikiennes sur les prodiges de Tivaouane, Dakar : Éditions Sirius, 2024).
Étant né et ayant grandi au quartier de Kogne Diaka, en plein cœur de Tivaouane, notre maison familiale ne désemplissait pas de visiteurs, et ce, pendant des décennies. C’étaient des prêcheurs très connus aujourd’hui, des chanteurs religieux, des intellectuels publics, des marabouts, des vendeurs en détail, ou tout juste des gens dans l’oisiveté. Étant gamin, nous baignions ainsi dans une ambiance pleine de bouillonnement religieux, et confrérique Tijāniyya en particulier. Nous plaisantions beaucoup sur tout et surtout sur des histoires teintées de leçons de vie, comme c’était courant à l’époque. Nous prenions aussi le temps d’épiloguer à longueur de journées sur des propos attribués à différents penseurs, ou à des « chanteurs religieux » tels que El Hadji Mbaye Dondo Mbaye qui disait à propos de son marabout Serigne Cheikh Ahmed Tidiane Sy : « man lótr sóos laa ko tudde », pour qu’il incarnait une philosophie autre, et ainsi traduire tout le dégagement intellectuel du savant/saint de Tivaouane. Ainsi chaque coin du quartier devenait une agora animée de débats intenses qui incitait tout.e jeune à grandir dans la réflexion. En fait le quartier Kogne Diaka concentrait toute la substance pensante de Tivaouane, avec bien évidemment Serigne Cheikh comme point de convergence possible des discussions sur le savoir : il était le géométral, il faut oser le dire, de toutes les perspectives sur le savoir. Donc cet article sert de prétexte pour réfléchir davantage sur les propos de El Hadji Mbaye Ndondo, en retournant à la pensée universaliste et cosmopolite de Serigne Cheikh.
J’ai consulté quinze journaux sénégalais sur l’événement autour de son rappel à Dieu le 15 mars 2017, mais seul Le Témoin Quotidien (du vendredi 17 au dimanche 19 mars 2017, numéro 646, ISSN numéro 850 99 72, pp. 1-7), s’est vraiment appesanti sur la vie, l’œuvre, l’action publique du savant et les témoignages sur lui. Le journaliste Serigne Saliou Guèye y soutient que Serigne Cheikh était un « intellectuel hors-pair » : « Sa force, c’était son verbe, son gabarit intellectuel de haut vol, d’une incroyable envergure, son humour pédagogique. » (voir « Serigne Cheikh Ahmed Tidiane Sy : On aurait dit un prophète des temps modernes ! », p. 5). Le reste des journaux ont simplement repris un article de Serigne Adama Boye et Asfiyahi.Org, du samedi 15 décembre 2012), publié sur le site web d’asfiyahi (cf. Sud Quotidien du jeudi 16 mars 2017, numéro 158, ISSN numéro 08-50-360 pp. 6-7). Tous n’ont pas rapporté le texte oral de Serigne Cheikh en tout cas « tel qu’en lui-même » pour reprendre le titre du journal Le Témoin. Donc pour les besoins de ce papier, j’ai recouru à mon livre La Tijāniyya en Effervescence : Universalisme, Afropolitanisme et Humanisme dans une Confrérie Soufie (Sturgeon Falls, Ontario, Canada, Alke Bulan Éditions, 2023). Cet ouvrage fait dialoguer Serigne Cheikh et ce que j’appelle la famille de Maurice Merleau-Ponty : Alassane Ndaw, Souleymane Bachir Diagne, Achille Mbembe, Frantz Fanon et Pierre Bourdieu, ces deux derniers étant des anciens étudiants du premier. Leur maître écrivit ceci qui va être l’argumentaire de cet article : « Comment comprendre l’autre sans le sacrifier à notre logique ou sans la lui sacrifier » (Signes, Paris : Éditions Gallimard, 1960, p. 144). Quelle a été alors la contribution des savants sénégalais dans les débats sur le monde et la science, sur l’épistémologie ? Quelle a été la position de Serigne Cheikh dans les luttes pour l’universel ? Serigne Cheikh remettait-il toujours en question les façons de percevoir le monde 1) en interrogeant « l’inconscient historique national » sénégalais ; 2) en essayant de comprendre les choses avant de s’exprimer en public ; 3) en dégageant des thèses sur les débats sur soi et les autres en le prolongeant dans les querelles sur l’universel.
Comment juguler « l’inconscient transcendantal national »
Il s’agit en fait d’un inconscient historique/transcendantal enfoui dans le mental de chaque humain pour reprendre ainsi Hegel, que Serigne Cheikh invite à investiguer, en secouant d’abord les évidences, les idées reçues ou toutes faites. Dans une conférence sur « l’Islam et la Philosophie des interdits » prononcée à Rufisque en 1971, Serigne Cheikh appelait ses disciples à pratiquer le Ruhul idrāk qu’il traduit en « sens de la perception » et qui est selon lui né avec le Khalifa « Umar ben al-Khattāb (586-644), mais que les penseurs « occidentaux » ont développé plus en profondeur. C’est ce sens de la perception connu d’Aristote, soutient-il, qui permet à l’être humain de questionner son environnement incluant donc le monde animal, minéral et végétal – le savant s’attarde trop longtemps sur ces trois catégories dans ses discours publics -, de s’indigner face aux problématiques de l’heure ou de s’étonner face au donné du vécu, de l’expérience première. C’est cette faculté mentale régie par le logos, raison et discours, discours de la raison, qu’il explique par l’infatigable questionnement du sujet sur les choses lui tracassant l’esprit. Les catégories de perception et de pensée sont toujours à analyser avec intelligence. Selon le savant Sy, les Occidentaux (Tubaab yi) sont confrontés à « une crise de mémoire » alors que les Sénégalais expérimentent une « crise de logique », d’entendement, car lorsqu’« ils voient noir, ils disent que c’est blanc ». Ce qu’une autorité publique lui confie comme étant une « crise de la perception » (Gamou de Tivaouane, le 26 juin 1999). Encore plus, les Sénégalais peuvent toutefois ignorer l’effet de prisme déformant qu’exercent sur eux les textes. C’est au savant islamique local d’expliquer cette complexité dans l’islam. Ainsi, Serigne Cheikh sort du cadre des marabouts « ordinaires qui reprennent » pour s’élancer dans des réflexions philosophiques de la plus haute volée. Il critique les structures de perception du monde social et les module à sa façon convaincante de voir le monde social, local, sénégalais, offrant ainsi le filtre de sa propre vision du monde pour construire une École du savoir aujourd’hui visible dans la sphère publique.
Serigne Cheikh pense que le récit fait de l’histoire nationale peut être remis en question, pour ne pas laisser l’inconscient culturel national se scléroser dans le mental du simple citoyen ou des générations futures. Il commence par réinsérer cette part d’homme d’hier (mag ñi) dans les discussions savantes de son temps, d’où sa fameuse maxime « Il vaut mieux suivre (vivre) son temps que d’imiter son père », connue de tous en wolof : « niru sa baay niru sa jamonoo ko gën ». Il était critique envers les fausses ressemblances et ressortait les fausses différences, toutes prégnantes dans la société sénégalaise : (wërsëk ak barke ou être chanceux et être béni d’Allah ; jàng ak am xam xam ou être studieux et être un sachant ; àjj Makka ak dem Makka ou faire le pèlerinage à La Mecque et aller à La Mecque ; ray ak réndi ou tuer et sacrifier ; sëriñ ak nittu Yàlla ou être un marabout ordinaire et un.e saint.e (Gamou Sokhna Oumou Khairy Sy à Tivaouane, 1980). Serigne Cheikh reprend ici les distinctions faites par son père Serigne Babacar Sy, puisant ainsi dans l’inconscient culturel sénégalais, les inscrivant dans l’histoire des idées pour mieux les projeter dans l’à-venir. Par exemple, il demandait souvent l’origine du mot Sénégal : vient-il de Sunu Gaal, Sanhaja ou autre…, et donc pour moi de Sanghana. Serigne Cheikh refusait l’isolationnisme linguistique et proposait la traduction des langues arabe et française à la langue wolof, transcendant ainsi des mondes sociaux différents, mais toujours interconnectés dans sa pensée. Il poursuit l’articulation des mots pour, en fait, tirer la philosophie sociale que les mots arabes, français ou wolof enferment. Ses critiques perspicaces sur les récits de jeunes enfants et de jeunes adultes (ndaw ñi n’excluant jamais le genre féminin, jiggéen ñi) lui permettent de construire un nouvel inconscient culturel national, visant d’abord les adeptes de la communauté maktoumienne. En réalité, Serigne Cheikh détruit les évidences, interroge le contexte d’énonciation et en fin connaisseur du code culturel sénégalais, les invite à creuser davantage (seetal loolu waay). L’autre poète-universaliste Docteur Massamba Guèye en fait un beau texte appelé « Al Maktoom Dem na nii » (Al-Maktoum est parti pour toujours » :
« Fu ñuy jëleeti ku tol ni yaw
Yow mi defar xaleyi
Yow mi wax ak góor ñi
Yow mi tëye jigéen ñi ci sëy yi
Yaw mi sa waaraate kat yi
Boroom baat bi sell bi
Sama xol jooy na (…) »
Où trouverions-nous quelqu’un de votre envergure ?
Vous qui formiez les jeunes
Vous qui sermonniez les hommes
Vous qui reteniez les femmes dans les foyers
Vous qui enseigniez aux prêcheurs
Homme à la voix sainte et salvatrice
Mon cœur pleure (ma traduction Diallo)
Comprendre avant de prendre la parole publique
Je peux dire sans risque de me tromper que Serigne Cheikh était dans une perspective de libération intellectuelle par une débanalisation des évidences et significations sociales. Rien n’est accepté d’avance car Serigne Cheikh ne s’émerveillait jamais devant les curiosa sénégalaises, qui consistent à pérorer sur des sujets que l’on ne maîtrise pas qu’il appelle (mbelmbel), ou tout le monde juge sans comprendre avec le terme de (pëcaxoo). C’est plutôt l’émotionnel, l’instinctuel qui dominent sur le rationnel, l’intellectuel, le regard compréhensif, mais Serigne Cheikh ne les pose pas les uns contre les autres, et en cela il est à la fois bergsonien et senghorien, et je ne prolongerai pas. En bref, la leçon fut de comprendre le locus d’énonciation des faits interprétés avant d’expliquer les phénomènes sociaux, les amenant à sa propre interprétation du monde, ce qui témoigne aussi de sa philosophie si distincte. Serigne Cheikh prenait le temps, s’il le faut des années, pour sortir en public et s’exprimer avec force arguments, captivant ainsi son auditoire pendant des heures. Il s’essaie au saisissement des sens, des causes des préjugés dans la société pour en fait proposer un programme de dénaturalisation des croyances populaires ou en tout cas, des idées non fondées ; mais ces présupposés créés, nourris, entretenus deviennent à long terme réels, sédimentés dans le subconscient collectif. Serigne Cheikh en revisitant l’inconscient culturel national recourait aux anciens, notamment à son grand-père El Hadji Malick Sy, qui écrit dans Qantarat al-Murīd (L’Édifice de l’aspirant) : « Toi qui désires suivre les conseils d’un prédicateur, je t’en donne cinq à tenir en compte au moment de transmission d’un message (…). Il faut tenir compte du motif du message, de son époque, de la manière, de la durée et du lieu de sa transmission. » (Mouhamadou M. Dia, De la sociologie à l’éthique de El Hadji Malick Sy. Risalatun Latiifat, Dakar : Ibis Éditions, 2017, p. 30).
El Hadji Malick Sy et Serigne Cheikh sont tous deux des fonctionnaires de l’universel et de l’humanité, avec comme mesure une logique de discussion critique des textes, laquelle scrutation dérange et parfois beaucoup, les personnes/disciples concerné.es. Serigne Cheikh savait bien que les textes y compris ceux sur la religion circulent sans leur contexte d’énonciation pour reprendre un point critique de Marx. Le savant soufi disait : « Ne juge point ! Ou quand tu oses juger, fais-le alors au moins suivant le contexte dans lequel autrui vit, et non dans le tien. » (Gamou de Tivaouane, le 14 juin 2000). L’intertextualité permet alors au savant de revenir au point originel pour inventer un présent local qui lui sied, le point d’arrivée d’un cas de départ spécifique. Voilà pourquoi, il recourt au conte traditionnel africain, et wolof en particulier avec des figures animalières comme l’hyène (Bukki), l’âne (mbaam), le singe (golo) et le lièvre (lëk) et aussi le personnage comique et très pédagogue de Moor Diama, pour toutefois faciliter la compréhension, par exemple sur la question complexe de la prédestination dans l’islam, donc à travers un narratif wolof. Serigne Cheikh ne s’arrête pas sur les fantasmes du passé souvent présent dans le quotidien sénégalais. Il est en fait un militant d’une herméneutique universalisante et d’un cosmopolitisme culturel, lesquels rentrent dans le cadre de disputation d’idées et de recadrage de certaines croyances acquises à travers une éducation donnée, ou un enseignement parfois biaisé.
Une herméneutique universalisante et un cosmopolitisme culturel
Serigne Cheikh apporte des solutions aux débats anciens en sciences sociales sur la réflexivité, ego et alter, l’auto-analyse, le sujet et l’objet, l’objectivité et la subjectivité (Conférence à Diourbel, le 4 décembre 1969). Serigne Cheikh disait en franwolof lors d’une conférence publique à Tivaouane, le 19 avril 1998 :
« Tu vois que les blancs ont objectivé la subjectivité. Et c’est une nécessité qui s’impose. Car la subjectivité seule ne suffit pas et pareillement pour l’objectivité. Donc, il faut subjectiver l’objectivité et objectiver la subjectivité » (dixit, l’italique est en français).
Il sort ainsi du subjectivisme sans limites des existentialistes comme Sartre et l’objectivisme sans agentivité des structuralistes tels que Lévi-Strauss, et propose une interprétation des possibles, une « bifurcation » proposerait Merleau-Ponty des oppositions binaires. D’où pour Serigne Cheikh, la nécessité de dépassement, parce que l’être humain est à la fois subjectif et objectif. Il saisit cela plus profondément dans une formule simple, mais qui résonne fort en wolof : « Ma vérité, ta vérité et La Vérité » ou « sama dëgg, sa dëgg, ag Dëgg » qu’il dit reprendre du célèbre écrivain tidiane Amadou Hampaté Ba (Conférence de la Section P.S. (Parti socialiste) à Tivaouane en 1982).
Serigne Cheikh s’exerçait beaucoup à faire des distinctions entre la partie (le point de vue personnel) et le tout (l’ensemble des points de vue sur un sujet) pour ainsi éviter la trappe des positions radicales, de la prison mentale. L’ignorance se retrouve souvent dans la logique du procès, dans les radicalités d’interprétations, hâtives, et du jugement de valeur. Par exemple : êtes- vous pour ou contre telle ou telle autre chose ? On est là dans une instance systématique de jugement très courante chez le Sénégalais moyen : est-ce que c’est bon ou mauvais, la fausse binarité entre « baax » et « bon », avec comme exemple le procès appliqué à la musique que l’on verra tout à l’heure. (Ndax misik dagan na walla ?)
Chez Serigne Cheikh l’ouverture à la science venant d’Europe, pour ne pas dire « moderne » s’est fait par un retour à l’enracinement dans les valeurs islamiques. Le savant s’inscrit ainsi dans une logique de traversée ou les pensées frontalières sont mises à rude épreuve par la réalité locale. Ainsi pour le germanologue El Hadji Ibrahima Diop, seule la foi réfléchie en islam peut garantir une lecture éclairée de la religion telle que le faisaient d’ailleurs les grands marabouts-savants ouest-africains (voir dans son ouvrage Foi Réfléchie en Islam. Itinéraires au Sud du Sahara. Dakar : Éditions L’Harmattan, 2020, cf. plus précisément, « El Hadji Malick Sy et le capital de l’intelligence pour la communauté confrérique » (pp. 190-200). Cette époque des savants musulmans faite d’un grand bouleversement politique, social et culturel a déteint sur les générations suivantes, et Serigne Cheikh a bénéficié de cet héritage des porte-étendards de l’universaliser, mais l’a renforcé à sa manière. El Hadji Malick Sy est le maitre à penser de Serigne Cheikh, et leurs approches critiques sur l’apercevoir et le comportement sensé, déviant, conforme ou pas des individus (sénégalais/musulmans/tidianes) se rapprochent, même si les époques diffèrent. Ces Lumières en religion, en empruntant la notion d’« Aufklärungtheologie » à Diop, entrent dans le cadre de la circulation internationale des idées, lesquelles traversent aussi les frontières, les nations, les ethnicités et bien évidemment les religions. Il s’agit d’un cosmopolitisme culturel débattu ici par divers penseurs, un modèle explicatif qui réunit les peuples dans une citoyenneté mondiale égalitaire.
Aimé Césaire avait appelé à la désoccidentalisation du monde, et rejoint dans ce sens les propos de Merleau-Ponty de valorisation de l’universel latéral (ou horizontal pour lui et d’autres) au lieu de toujours se limiter à l’universel de surplomb. Édouard Glissant suivant son maître, Césaire le saisit dans « La Diversité de l’Un et l’Unité du Divers ». Souleymane Bachir Diagne fut le premier, à ma connaissance, dans les études postcoloniales et décoloniales sénégalaises, à jeter un liant dans un article datant de 2014, entre la pensée merleau-pontienne d’universalisme latéral et celle glissantienne de la poétique/philosophie de la relation. Sur ce sujet, voir dans mon livre les prolongements de Diagne sur le « décentrement » du monde et le « recentrement » de l’Afrique s la pensée de Ngũgĩ Wa Thiong’o). C’est ce propos contre l’uniformisation de la pensée universelle et la mise en pratique de la diversalité qui correspond bien à cette citation de Serigne Cheikh quand il appelle à rejeter le « système » entendu mondial de pensée, sociale, politique et économique, et à entreprendre l’« interuniversel », pour embaucher la mise en relation des différentes cultures du monde. Serigne Cheikh pense que l’universel est dans le particulier qu’il appelle aussi inter universel ou ce qui lie les cultures. Il le pose ainsi : « Est-ce qu’il ne faut pas “refondre” les systèmes, car tous les systèmes sont mal fichus, car on a un peu trop mondialisé la bêtise. Il y a mondialisation lorsqu’aucun système ne marche. Le modèle que je propose, d’autres en ont hein, mais nous on est des disciples de Muhammad, lui qui a la Civilisation islamique pure (la Civilisation du Ciel). […] » (l’italique est en français).
Serigne Cheikh reconnaît le droit à l’opacité que les cultures peuvent avoir, le droit de ne pas pouvoir percevoir la même chose que le sujet connaissant : « d’autres en ont hein ». Chez Serigne Cheikh « l’interuniversel » ou la mondialité a un sens inclusif, avec toutes les cultures autochtones, ici donc africaines, musulmanes, sénégalaises ; alors que la mondialisation a un sens normatif et prescriptif qui pousse les faibles, les dominés vers les marges. Dans ce cas-ci, les forces locales sont livrées à l’action des puissances étrangères (pays du Proche et Moyen Orient, Europe, Amérique du Nord, Chine, Russie). C’est pourquoi il était contre l’impérialisme culturel et la prétention surtout des mondes français et états-uniens à l’universel ou en tout cas leur imposition d’un droit à l’universalisation de leurs cultures nationales qui ne sont en fait qu’un particulier parmi tant d’autres. Il s’agit seulement d’un universel basé sur des particularismes, lequel veut s’universaliser, mais en bafouant les identités culturelles trouvées sur place, toutes particulières.
Serigne Cheikh reconnaît ainsi qu’il y a d’autres particuliers, mais lui s’intéresse à l’universel islamique comme modèle à proposer. Souleymane Bachir Diagne renchérit Senghor sur cette idée : « La civilisation de l’universel n’est pas une civilisation universelle » (in Universaliser. L’humanité par les moyens d’humanité, Paris, Albin Michel, 2024, p. 77, l’italique est de l’auteur). Encore une fois il y a une proximité intellectuelle sur l’universel entre penseurs de différents acabits : on part d’une pensée philosophique quelconque à une philosophie de l’universel qui parle à l’autre qui qu’il soit d’où qu’il soit. Serigne Cheikh donne deux exemples de ce l’on distingue comme particulier et universel en recourant à deux penseurs sénégalais. Il s’agit du savant tidiane Madiakhaté Kala (1835-1902) qui a été initié à la Tijāniyya par le prédicateur Samba Diadana Ndiack du Fouta Toro. Celui-ci avait fondé le village d’Aïnoumane (Ayn Mādī) dans le Kajoor. En retour, Kala forma Massyla Mané qui enseignera l’Alfiyya de Muhammad Ibn Mālik à son élève El Hadji Malick Sy. Un autre marabout universaliste, donné en exemple par Serigne Cheikh, aussi gendre d’El Hadji Malick Sy, est Youssoupha Diop (1861-1965). Celui-ci vivait dans le village de Diacksao, à quelques kilomètres de Tivaouane. Pour Serigne Cheikh les réflexions philosophiques de ces derniers sortent du cadre local, sénégalais, du modèle d’école coranique d’antan, pour revêtir des habits d’universels (Gamou de Tivaouane, le 21 avril 2005). Il dit :
« Je suis allé en Algérie où se trouvait l’ambassadeur El Hadji Moustapha Cissé. Un beau jour le Président Chadli Benjedid nous invita au Palais, et ensuite il me confia un message pour son homologue Abdou Diouf (le Président du Sénégal). En fait, il voulait l’inviter à sortir de sa résidence pour aller à la rencontre de son peuple. Je lui confirmai que je le lui transmettrais.
Alors le soir, une rencontre fut organisée au Palais de la République, en présence des représentants du Gouvernement, et parmi les hôtes, il y avait le Mufti et le Chef d’État-major général, parce que celui-ci s’intéresse à tout. Ceux qui étaient en charge de la culture y étaient également. Ils me demandèrent s’il y a vraiment au Sénégal un poète dont la poésie sort du cadre local pour épouser une pensée de l’universel. Je leur répondis oui, il existe. Ils me demandèrent son nom. Je leur répondis : Khadi Madiakhaté Kala. ‘Où habite-t-il à Dakar’ ? Je répondis qu’il n’habite pas à Dakar. Il habite dans son village, et il ne l’a jamais quitté : il a grandi là-bas, y a étudié et y est mort. Ils ne pouvaient le comprendre.
Ils me demandent alors de leur donner un de ses poèmes en guise d’exemple. Je leur dis ceci : ‘Alut bi Taha Seydul kawni wal khurbi’ (…). Je leur explique que du moment où le poète a nommé le Prophète (Muhammad), pour ainsi justifier son propos, il faut qu’il avance des éléments de langage qui entrent dans le cadre universel. C’est pourquoi son style poétique sort du cadre folklorique sénégalais (pëcaxoo ak mbelmbel), pour ainsi s’élever vers l’universel. Tout le monde peut constater le folklore qui règne au Sénégal. Tous tombèrent d’accord.
Ils continuèrent en me demandant cette fois-ci s’il y a un philosophe dont la pensée sort du particulier pour emprunter les voies de l’universel. Vraiment là, je me tus pendant un moment. Enfin, je répondis, oui il existe. Comment se nomme-t-il ? Il s’agit du marabout Youssoupha Diop de Diacksao. ‘Habite-t-il à Dakar ?’ Non, il habite dans le monde rural, et il ne l’a jamais quitté. [Pourquoi j’ai proposé le nom de ce grand penseur ?]. C’est parce qu’un membre de sa famille lui a posé la question de savoir si la musique est licite ou pas. Il leur répond que la question est dès l’entame mal posée. On ne demande pas si faire de la musique est licite ou pas, mais plutôt si elle est décente ou pas.
J’explique que Serigne Youssoupha Diop a ouvert une réflexion sur l’universel, étant donné que ce qui nous bloque tous, c’est que celui qui demande et celui qui répond ne sortent pas de la période du IIIe siècle [de l’islam]. Et le vieux sage est allé au-delà de cette interprétation locale. Tous acceptèrent, car on n’a jamais vu (dixit entendu) une telle formulation de question ! Une personne adulte (islamiquement responsable) ne doit pas s’adonner à des choses indécentes. C’est pourquoi la question sur la musique ne doit pas être posée en termes de licéité ou d’illicéité, mais plutôt de décence et d’indécence. Si elle est décente, elle devient acceptable pour la personne musulmane. Si la musique ne l’est pas, il faudra donc éviter de tomber là-dedans. Il n’existe pas quelque chose de plus important de nos jours. » (Fin)
Pour boucler cette partie, retenir que chez Serigne Cheikh le mythe de la mondialisation est un impérialisme de l’universel dans lequel l’Europe reste la mesure de toutes les cultures du monde, le centre de tous les mondes pour ainsi dire. Aussi l’impérialisme culturel des langues et cultures arabe et française butent contre les réalités locales. C’est cette colonisation mentale que dénoncent aujourd’hui les tenants de la pensée décoloniale, en se tournant vers les ressources locales de construction de soi. Serigne Cheikh est en effet un porte-parole de modèles universels puisant dans les traditions locales pour sortir les citoyens, les disciples, les penseurs de cet enfermement mental de la globalisation.
La contribution des intellectuels africains, ici sénégalais, dans ces pensers de l’universel est déjà là : il suffit de la réactiver. Serigne Cheikh a joué sa partition dans ce débat d’idées, mais dans une langue et un langage autres. Ne soutenait-il pas d’ailleurs que « le Wolof sait tout, mais ne sait pas ce qu’il sait « Wolof xam na lép wànte xamul limu xam ». (Conférence CICES, le 8 avril 1995 ; Gamou de Tivaouane, le 18 mai 2003). Que signifie donc cette assertion sinon que l’Africain a des cultures riches en savoirs (dits endogènes) et en enseignements de valeurs, malheureusement il en ignore l’important et la portée (universelle). Il ne dit pas que le sujet connaissant ne va pas jusqu’au bout de l’indignation, mais qu’il a tout de même des interprétations frelatées, non systémiques, non méthodiques, pour devenir une science pour tous. Comme l’a fait El Hadji Ibrahima Diop de façon bien documentée et analysée, il est aujourd’hui possible de faire une grande recherche d’État sur l’École maktoumienne et plus extensivement sur la production intellectuelle des grands savants sénégalais, devrais-je pour autant ajouter non-Europhones ? À réfléchir.