Le Souverain Dérivé, Un Modèle Inefficace Et Dépassé
L’analyse des listes de candidats investis aux élections législatives sénégalaises de 2022 révèle une anomalie statistique majeure qui permet de comprendre la faiblesse du niveau constaté chez les parlementaires de cette nouvelle législature. Les deux professions les plus représentées sur ces listes, telles que mentionnées dans la publication officielle du Conseil Constitutionnel, sont : “COMMERÇANTE” (212 occurrences) et “MÉNAGÈRE” (164 occurrences). Il s’agit probablement du même profil, qu’on pourrait résumer par “FEMME D’AFFAIRE”. En retirant la variable “sexe” et en fusionnant avec les professions “COMMERCANT”, “OPERATEUR ECONOMIQUE” et “OPERATRICE ECONOMIQUE”, on arrive à une majorité écrasante de candidats et candidates à la profession floue mais qu’on peut situer dans le monde des affaires au sens informel du terme. Les professions “JURISTE” (24 occurrences), “INGENIEUR” (20 occurrences) et “COMPTABLE” (14 occurrences) suivant loin derrière, cela donne une idée assez précise du problème.
Cette répartition[1] se retrouve, à peu de choses près, dans toutes les coalitions qui ont concouru à ces législatives de Juillet 2022, à l’exception de Yewwi Askan Wi, où la profession COMMERÇANTE, toujours en tête, est suivie de la catégorie ENSEIGNANTE et le profil MÉNAGÈRE se tient en quatrième position derrière ENTREPRENEUR, autre profession au contenu aléatoire.
Fondements historiques du mode de représentation parlementaire
L’article 3 de la Constitution de la République du Sénégal dispose : « La souveraineté nationale appartient au peuple sénégalais qui l’exerce par ses représentants ou par la voie du référendum« .
Ce dogme institutionnel, hérité de la constitution de la Ve République française – elle-même lointain résidu de la Révolution de 1789 et des théories du Contrat social élaborées par des penseurs comme Rousseau – est la base théorique qui légitime l’existence du pouvoir législatif. L’évolution de la notion de souveraineté, dans l’histoire politique moderne, est en effet marquée par l’affirmation d’un « Souverain originel » qui réside dans le peuple. Ce dernier délègue sa souveraineté à un « Souverain dérivé », incarné par des structures gouvernementales, dont l’Assemblée nationale.
Ainsi, dans le cas du Sénégal, les députés, élus au suffrage universel, concourent à l’incarnation de cette souveraineté dérivée qui les dote, le temps d’une législature, de la prérogative de prendre des décisions à la place du peuple ; ce transfert de souveraineté partant d’un postulat simple : les décisions prises par le Souverain dérivé sont censées refléter la Volonté générale. La mission ainsi dévolue au parlementaire recouvre différentes activités parfois schématisées sous la forme d’un triptyque : Représenter, Légiférer, Contrôler.
Cet article propose d’ouvrir un débat sur la pertinence de ce modèle dans le contexte actuel, d’y poser un regard froid et lucide pour en faire l’évaluation et proposer un modèle alternatif qui pourrait permettre de résoudre des problèmes structurels qui sont autant d’entraves au développement de notre pays et à l’émergence d’un véritable Etat de droit.
Dérives du modèle actuel
Le fonctionnement actuel de notre démocratie parlementaire révèle des failles significatives dans ce mode d’exercice de la souveraineté populaire. L’Assemblée nationale, bien qu’élue par le peuple, est souvent perçue comme déconnectée de ses électeurs. Pire encore, le jeu des majorités tend à placer le Législatif sous le contrôle de l’Exécutif, entravant la séparation des pouvoirs, essentielle à toute démocratie. Ce phénomène est exacerbé par la relation de très forte dépendance – alimentaire – des parlementaires vis-à-vis du chef de l’Exécutif qui, jusqu’à l’avènement du président Bassirou Diomaye Faye, était également chef du parti ou de la coalition majoritaire et principal pourvoyeur de privilèges. Ainsi, la prise en compte véritable des aspirations du peuple n’est pas une réalité dans l’action parlementaire, comme le montrent la fâcheuse tentative de coup d’Etat constitutionnel du 3 février 2024 et les récents soubresauts dans les relations entre la majorité parlementaire BBY, issue des législatives de 2022, et le nouvel exécutif, incarné par le Président Bassirou Diomaye Faye.
Le porte-parole du nouveau gouvernement s’est récemment pris une volée de bois verts de la part des membres de l’opposition pour avoir déclaré, en substance, que censurer le gouvernement Sonko équivaudrait à ne pas respecter la volonté populaire. Même si M. Ndieck Sarré s’est exprimé de façon maladroite – il faut reconnaître qu’il n’a pas le talent oratoire d’un Seydou Gueye ou d’un Abdou Karim Fofana – sa réflexion est pertinente. En effet, si l’unique source de légitimité des parlementaires est la volonté populaire, alors il est normal d’attendre d’eux qu’ils se soumettent à la version la plus récente de celle-ci, à savoir celle sortie des urnes le 24 mars 2024. Ainsi, le respect de cette volonté générale devrait non seulement les contraindre à se retenir de toute tentation de motion de censure contre le gouvernement Sonko, mais ils devraient même aller plus loin et faciliter l’action du nouvel Exécutif en votant tous les textes soumis par celui-ci pendant cette période transitoire imposée par les délais de dissolution. Malheureusement, au vu du récent acte de blocage – de sabotage – du débat d’orientation budgétaire, qui devait légalement se tenir avant la fin de la session ordinaire, on constate que cet alignement sur la toute dernière volonté du peuple n’est pas à l’ordre du jour.
L’un des principaux problèmes que révèle notre étude est la perte de qualité dans les profils des parlementaires au fil des ans. Il est fréquent d’entendre dire que la représentation nationale est un reflet de la société dans sa globalité, une sorte de “microcosme à l’image du pays”, diront certains. L’idée sous-jacente étant de dire que s’il y a des gens brillants et des médiocres parmi nous, il est normal qu’on en retrouve des échantillons représentatifs à l’Assemblée nationale. Cette assertion est d’autant plus injuste que le spectacle que nous offrent nos représentants sur les bancs de l’hémicycle depuis quelques législatures est bien loin de refléter la distribution globale de ces caractéristiques dans la société.
Il est aussi communément admis, dans notre pays, cette incroyable idée qu’il n’est pas nécessaire de savoir lire et écrire pour devenir député. Et donc, un législateur peut être dispensé de l’aptitude à lire, voire à comprendre, les textes de lois qu’il est censé créer, modifier, supprimer – ou, selon le jargon consacré, voter, réviser, abroger. Ainsi, le parlement est la seule corporation où on accepte le recrutement d’individus dépourvus des compétences nécessaires à l’exercice du métier. Le plus important, en ce qui est exigé d’eux, c’est de faire des discours et de voter. Jusqu’à quand va-t-on continuer avec cette aberration ? C’est tout comme si on acceptait dans les hôpitaux le recrutement de médecins qui ne savent pas soigner les malades mais dont l’activité se limiterait essentiellement à causer entre eux et à signer des bulletins d’admission et des certificats de décès !
L’autre mission dévolue au parlementaire, en plus de celles de légiférer et de représenter ses concitoyens, est celle de contrôler l’action du gouvernement et évaluer les politiques publiques. Cela suppose, bien entendu, une connaissance à minima des principes de base qui régissent le fonctionnement de l’Etat, de ses structures, de ses procédures et règles de gestion notamment des finances publiques. Mais, pas de souci, nul besoin de comprendre tout cela pour être parlementaire au Sénégal. Le plus important, c’est de savoir s’imposer dans le militantisme de terrain, et d’être capable de voter le moment venu pour contribuer au rapport de force politique, sous la houlette d’un chef de l’Exécutif qui donne le ton et tire les ficelles, en violation perpétuelle du principe constitutionnel de séparation des pouvoirs.
En toute objectivité, on peut admettre, pour assurer une représentativité la plus large possible, qu’il y ait effectivement parmi les élus du peuple des profils qui reflètent la diversité sociologique du pays. On doit ainsi pouvoir retrouver sur les bancs de l’Assemblée nationale des agriculteurs, des pêcheurs, des commerçants ou des éleveurs aux côtés de juristes, d’ingénieurs, d’enseignants, de comptables, etc. Mais le nombre d’élus analphabètes ou ayant un niveau d’instruction modeste devrait être contenu dans des limites raisonnables, c’est-à-dire au strict minimum, si l’on voulait se doter d’un parlement performant.
La mainmise des affairistes sur les investitures
Le maire d’une grande capitale régionale, docteur en droit de son état, et d’autres figures des coalitions avaient fait éclater au grand jour leur frustration d’avoir été mis sur la touche, et voilà que les données nous apprennent qu’ils l’ont été pour privilégier des individus aux profils surprenants, objectivement beaucoup moins légitimes pour exercer la fonction de parlementaire. Une Assemblée nationale de qualité devrait être majoritairement composée de juristes ou, tout au moins, de personnes ayant de solides connaissances en droit, ou étant en capacité de monter en compétence sur le sujet. L’ancien député Théodore Chérif Monteil de la 13e législature en est une illustration parfaite. Chimiste de métier, il s’est fait remarquer par sa maîtrise des procédures législatives et sa capacité à les rendre compréhensibles pour les profanes. La non réélection d’un parlementaire aussi doté, intellectuellement et techniquement, comparée à l’entrée dans l’hémicycle de certains individus, constitue en soi un bug de notre système électoral, une sorte de faille de sécurité institutionnelle sur laquelle nous gagnerions à nous pencher sérieusement.
La preuve de compétences avérées devrait être un critère gravé dans le marbre du code électoral pour empêcher les partis politiques d’investir n’importe qui et favoriser l’émergence et l’élection d’hommes et de femmes de qualité. Un tel critère de compétences eût été beaucoup plus pertinent et légitime que certains critères abusifs qui n’ont eu, jusqu’ici, d’autre utilité que de permettre au pouvoir en place d’opérer des manipulations politiques pour prendre l’avantage sur ses adversaires. Il est tout de même question de la manière de choisir les hommes et les femmes qui doivent décider des règles fondamentales qui régissent notre société et valider les importantes décisions qui engagent la Nation tout entière.
La question qui vient à l’esprit, à la découverte des statistiques sur la profession des candidats aux législatives, est de savoir pourquoi l’intérêt soudain de femmes et d’hommes d’affaires pour le service public, malgré les contraintes supposées sur la vie personnelle, la famille, le business et malgré tous les autres risques du métier ? On peut également s’interroger sur cette facilité pour ces personnes à obtenir l’investiture sur des listes où la guerre des responsables au sein des coalitions est d’ordinaire de rigueur pour obtenir une place en position éligible. La réponse à ces questions est sans doute à chercher dans ce que rapportent les protagonistes de cette alliance singulière et le profit que chacun en tire potentiellement.
Une coalition politique qui investit un commerçant ou une commerçante peut gagner en retour une contribution financière pour soutenir ses activités et un relais de mobilisation efficace, notamment dans les quartiers populaires, dans les familles, sur les marchés et dans la Diaspora.Les diplômes, l’éloquence ou la fougue de politiciens professionnels désargentés peuvent s’avérer insuffisants pour décrocher l’investiture.En contrepartie, une fois élus, ces honorables députés bénéficient d’un passeport diplomatique qui permet de voyager presque partout dans le monde sans les habituelles tracasseries des demandes de visas, avec en bonus un passage par le salon d’honneur de l’AIBD au départ et, si besoin, l’assistance des services diplomatiques et consulaires à l’arrivée. L’accès aux hautes sphères de l’Etat et la visibilité sont également une source potentielle de motivation. Par ailleurs, un parlementaire reçoit un petit médaillon doré sur la poitrine et une vignette sur le pare-brise, de précieux sésames qui, en plus du prestige qu’ils procurent en ville et dans les campagnes, ouvrent les portes des administrations. Enfin, l’immunité parlementaire,un véhicule de fonction, des indemnités, des milliers de litres de carburants et autres privilèges sont autant de bénéfices que confèrent l’obtention d’un siège de député.
On le voit bien, ce qui devait être un sacerdoce, un don de soi au service du pays, pourrait bien être devenu, pour certaines personnes, un moyen d’obtenir ou de consolider une position sociale confortable. Dès lors, la défense des intérêts du citoyen “ordinaire”, qui n’est qu’un instrument pour arriver à cette fin – une sorte de marchepied – devient secondaire. Voilà comment les régimes successifs ont fini par faire régresser l’un des piliers essentiels de nos institutions et le détourner de ses objectifs originels. Un pays qui aspire à l’Émergence ne saurait se payer le luxe de la régression parlementaire à laquelle nous assistons depuis quelques années et qui a pris des proportions inquiétantes avec cette 14e législature.
Une plateforme digitale populaire pour un modèle alternatif
Face aux dérives constatées dans la mise en œuvre du pouvoir législatif, qui enlèvent toute sa substance au principe de souveraineté populaire et le rendent inopérant de facto, il est impératif de repenser notre modèle démocratique. L’alternative proposée est un système de consultation populaire directe, inspiré du modèle suisse de votation mais adapté à l’ère numérique. Ce système de gouvernance digitale populaire tirerait parti de la large connectivité des citoyens et des avancées technologiques pour ouvrir aux citoyens, de manière sécurisée, l’accès aux propositions et aux votes législatifs.
L’utilisation du téléphone mobile dans notre pays s’est en effet généralisée avec un taux de pénétration supérieur à 100%, qui s’explique certes par la détention de plus d’une puce SIM par certains individus, mais aussi par la généralisation de l’usage du smartphone dans la société. De toute évidence, il y a beaucoup plus de citoyens qui interagissent avec les plateformes numériques en tous genres que d’électeurs inscrits sur les listes électorales.
Dans ce modèle, chaque citoyen aurait la possibilité de participer directement à la législation selon les modalités suivantes :
- Vote des lois : Les citoyens pourraient voter sur les propositions de lois via une Plateforme Numérique Législative Populaire (PNLP), garantissant l’intégrité du processus législatif et sa conformité à l’intérêt général.
- Initiative législative : Concurremment avec l’Exécutif, les citoyens pourraient proposer des lois, qui seraient soumises au vote numérique populaire, après avoir recueilli un nombre significatif de soutiens, via une pétition numérique intégrée à la PNLP.
- Procédures de destitution : Un mécanisme permettrait aux citoyens de lancer des procédures de destitution contre des élus ou des fonctionnaires ne respectant pas leurs mandats ou agissant contre l’intérêt public.
Ainsi, l’Assemblée nationale serait supprimée et remplacée par une Commission Législative Nationale (CLN) non élue, limitée à une trentaine de personnes tout au plus. Cette commission reprendrait la partie technique du pilotage et du cadrage du processus législatif, le temps d’une session législative qui remplacerait la session parlementaire classique. Ses membres seraient choisis dans les différents corps de métier de l’administration publique pour leur expertise, à savoir des juristes, des fiscalistes, des spécialistes des finances publiques, des ingénieurs, des économistes, des planificateurs… comme l’administration sénégalaise en regorge à profusion.
La sélection des membres de la CLN pourrait être confiée à l’institution judiciaire qui les coopterait dans un processus semblable à la sélection des jurés de tribunaux. Ils seraient ainsi détachés le temps d’une session législative et retourneraient à leur administration d’origine à la fin de celle-ci, sans modification de leur statut et de leur rémunération. Les frais induits par leur participation à la CLN (déplacements additionnels, repas, diverses contraintes justifiables) seraient pris en charge par l’Etat à travers les dotations à la commission législative. De telles dotations seraient bien évidemment très modestes comparées au budget actuel de l’Assemblée nationale.
Le débat parlementaire préalable au vote des lois serait remplacé par un débat public à travers les médias audiovisuels, la presse écrite et les réseaux sociaux mais aussi dans des comités de quartier et de villages. Dans ces discussions publiques, encadrées par les autorités administratives et couvertes par les médias gouvernementaux et privés sous la supervision de l’organe de régulation, spécialistes et pédagogues pourraient apporter des éclairages et expliquer les textes débattus pour que chacun puisse se faire une idée précise et déterminer son vote.
Ce modèle serait également répliqué au niveau de la gouvernance locale pour se substituer aux conseils départementaux et municipaux, tout aussi inefficaces, coûteux et corruptogènes. Les élections locales se limiteraient au choix, au suffrage universel direct, sans conseil associé, des chefs des exécutifs locaux tels que les maires et, si la nécessité est prouvée, les présidents de département et/ou de région. Les votes des conseils pour valider les décisions des exécutifs locaux laisseraient ainsi place aux votations des administrés via la plateforme numérique.
Avantages du modèle proposé
Avec les effets induits de la suppression ou de la refonte des élections autres que la présidentielle, d’une part, et la forte réduction des dépenses de fonctionnement dans les budgets de l’institution parlementaire et des collectivités locales, de l’autre, ce modèle permettrait à l’Etat d’économiser plusieurs centaines de milliards de FCFA sur un cycle électoral. La part de budget ainsi récupérée pourrait servir beaucoup mieux dans de l’investissement productif visant le bien-être des populations que dans l’entretien d’une caste de privilégiés sans véritable valeur ajoutée pour la Nation.
La suppression de l’Assemblée nationale et des conseils locaux et leur remplacement par un système de consultation populaire ne signifierait pas la fin de la démocratie représentative, mais plutôt son évolution vers une forme plus participative et réactive, libérée de la mainmise des organisations politiques qui ont trop longtemps confisqué la souveraineté populaire. Cela renforcerait la démocratie en rendant le pouvoir législatif directement accessible au peuple, ré-alignant ainsi la gouvernance avec les principes du Souverain originel, en améliorant la transparence et la responsabilité des décideurs politiques. Ce changement radical permettrait de restaurer la confiance dans nos institutions, en plaçant le pouvoir législatif là où il tire sa source : entre les mains du peuple.
Arona Oumar KANE
Ingénieur Logiciel
Bangath Systems – Dakar
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