Lorsque le monde entier a basculé dans l’inconnu au printemps 2020, le Sénégal, comme tant d’autres nations, a dû improviser des mécanismes d’urgence pour faire face à une crise sanitaire d’une ampleur inédite. Les frontières se sont fermées, les marchés se sont tus, les mosquées se sont vidées, et le quotidien du citoyen ordinaire a été suspendu dans une atmosphère de sidération et de crainte. L’État, pour répondre à l’urgence sociale et économique, a mobilisé un fonds exceptionnel : la Force-Covid-19, d’un montant d’environ 1000 milliards de francs CFA.
Mais derrière ce grand élan se cache une ombre, celle de la trahison silencieuse du bien commun. Tandis qu’une population soumise à l’état d’urgence se confinait, renonçait, se privait, une élite administrative et politique détournait en toute quiétude des ressources vitales. Selon un rapport de la Cour des comptes publié en décembre 2022, près de 45 milliards de francs CFA ont été irrégulièrement utilisés, entre marchés fictifs, surfacturations, et absence totale de pièces justificatives. Cette gabegie ne relève pas d’une simple faute administrative. Elle est un acte d’indifférence radicale à la souffrance collective.
Ce contraste est la blessure morale que le scandale des fonds Covid a ouverte dans la conscience collective sénégalaise. Car ces ressources, contrairement à ce que l’on pourrait croire, n’étaient pas uniquement des subventions extérieures ou des enveloppes budgétaires abstraites. Elles venaient aussi du sacrifice direct des Sénégalais eux-mêmes. Des entreprises locales ont contribué, parfois au détriment de leur survie. Des citoyens, y compris les plus modestes, ont donné spontanément, convaincus de participer à un effort de guerre solidaire. Ce fonds, plus qu’un outil budgétaire, était le symbole d’un pacte national : celui d’une solidarité au-delà des classes, des origines, des croyances.
Ce qui frappe dans cette affaire, au-delà des chiffres, c’est la profondeur du fossé entre la logique de service attendue d’un État républicain et la pratique de captation et de jouissance privée qui semble s’y être substituée. Cette substitution n’est pas un accident, ni une simple erreur de gestion dans un moment de panique. Elle s’inscrit dans un imaginaire plus large, façonné par l’histoire longue du rapport entre le citoyen sénégalais et l’administration publique. Héritée de la structure coloniale, l’administration a longtemps été perçue comme une entité extérieure, coercitive, et parfois arbitraire. L’indépendance n’a pas su transformer cette perception en une relation fondée sur la responsabilité mutuelle.
Ainsi, l’accès à la fonction publique est, dans l’esprit de beaucoup, moins une vocation qu’un viatique. L’État est un guichet. Son autorité se monnaye, sa proximité se mérite, sa rigueur se contourne. Et lorsque l’on parle de corruption, on évoque rarement la douleur symbolique qu’elle inflige à la collectivité. On la banalise, on la psychologise, on la politise. On oublie qu’elle est d’abord une fracture morale, une rupture du lien civique, une atteinte à l’idée même de communauté.
Face à cela, la réaction des nouvelles autorités reste à observer dans sa pleine mesure. Certes, des arrestations ont été opérées. Certes, la volonté de rendre des comptes a été exprimée. Mais il faut l’admettre : les figures arrêtées jusqu’ici relèvent pour la plupart de seconds cercles. Les hauts décideurs, ceux qui ont signé, ordonné, couvert, ou bénéficié à grande échelle de ces détournements, ne semblent pas encore inquiétés. Ce traitement sélectif, s’il se confirme, risque de transformer une promesse de rupture en un simulacre de justice.
Mais cette crise peut aussi être l’occasion d’un retournement. Elle offre la possibilité, rare et précieuse, de refonder le socle symbolique du pacte républicain. À condition toutefois d’assumer un diagnostic sans concession. Le Sénégal a besoin d’un nouveau récit du service public. Un récit qui ne se réduise pas à des slogans creux, mais qui réconcilie l’idéal de la République avec les pratiques quotidiennes de ses agents. Un récit qui redonne un sens au mot « servir », et qui reconnaisse dans le bien public non pas une manne anonyme, mais une part sacrée de la souveraineté populaire.
Ce travail est exigeant. Il est lent. Il implique de transformer en profondeur les mentalités, de revoir la formation des fonctionnaires, de valoriser les parcours intègres, de donner une autorité réelle aux organes de contrôle, mais aussi d’engager un effort culturel, éducatif et symbolique. Il faut que le citoyen voie dans l’État non plus un distributeur inégal de faveurs, mais un miroir de ses propres valeurs. Il faut qu’il comprenne que la corruption d’un seul agent le blesse, le trahit, l’appauvrit moralement.
L’épreuve des fonds COVID-19 est un révélateur. Mais elle peut devenir un levier. Si, et seulement si, nous avons le courage collectif de dire que ce qui a été volé ne l’a pas été seulement à l’État, mais à la Nation. Et que ceux qui l’ont fait, dans le silence complice ou dans l’abus de pouvoir, ont blessé l’idée même de solidarité nationale.
Il ne s’agit pas ici de réclamer la perfection, ni de fantasmer une société sans fautes. Il s’agit simplement d’affirmer, avec gravité, que le bien public n’est pas une abstraction technique, mais un lien moral entre les vivants. Et que ce lien, lorsqu’il est rompu, ne se répare pas par des discours, il se restaure par la vérité, la justice, et l’exemple: Jub Jubal Jubanti.
Par Nene Coumba Touré