Rudement, mais résolument, le Sénégal s’achemine vers sa 12e élection présidentielle depuis son accession à la souveraineté internationale. Cela traduit un fort ancrage dans la désignation démocratique de nos dirigeants politiques par le modus operandi des urnes. Un bref retour dans le passé nous enseigne que depuis près de 176 ans (31 octobre 1848), on vote dans ce pays. L’élection présidentielle en vue se démarque par son environnement et son déroulé particuliers, voir exceptionnels. Rarement l’organisation d’une élection présidentielle n’aura grossi autant les crispations, les retournements, les incertitudes et les passions. Que de rebondissements !
Aujourd’hui, à quelques encablures des joutes électorales, des défis majeurs se dressent devant nous et requièrent de notre part des réponses univoques et appropriées. Il y va de notre survie en tant que « communauté de destin commun » ou « communauté d’avenir partagé », pour reprendre le prédécesseur de Xi Jinping, Hu Jintao. La forme volontairement évasée du titre de notre contribution trahit les enjeux de l’heure et reflète un profond sentiment anxiogène très largement perceptible.
Le premier enjeu, sans conteste, tient dans l’organisation d’une élection transparente, libre est sincère. Aussi, la tenue d’une bonne élection au Sénégal, le 24 mars 2024, et éventuellement en cas de second tour, devrait s’adosser sur la réalisation de certaines conditions. Sans prétendre à l’exhaustivité, celles-ci doivent tenir du bon déroulement de la campagne électorale, de la nécessité pour l’organisme électoral (CENA) chargé du déroulement du processus d’être à l’abri de toute ingérence et de faire preuve de neutralité totale. Mieux encore, le scrutin doit se tenir selon des procédures uniformes visant à garantir l’exercice du droit de vote en toute liberté et dans le secret. Le dépouillement des votes doit également être transparent. C’est à ce prix-là que le « Pactum sociatis », le Pacte social, sera redynamisé et revigoré. Á défaut d’être inclusif, le scrutin du 24 mars doit se parer de ces trois qualités essentielles. Il est à constater, pour le regretter, que les péripéties qui ont jalonné le processus électoral ont abouti à l’exclusion de ‘’sérieux’’ prétendants à la course pour la magistrature suprême. Les plus ‘’côtés’’, Karim Meïssa Wade et Ousmane Sonko témoignent, à suffisance, de cet état de fait. Ce constat ne fait que rendre plus impératif la nécessité d’une bonne organisation de cette consultation nationale.
Les récents cris d’alerte lancés par certains observateurs de la vie politique sénégalaise renforcent ce sentiment. En effet, les allégations potentielles de fraudes massives brandies, urbi et orbi, à tort ou à raison, doivent être convenablement prises en charge par l’administration électorale dont la mission principale consiste à apaiser nos légitimes craintes. Cela a eu le mérite, entre autres, de faire sortir la Direction Générale des Elections (DGE) de sa réserve. Les efforts louables entrepris par sa Direction de la Formation et de la Communication (DFC) doivent être salués et encouragés. Les clarifications fournies par cette dernière, à propos de la carte électorale, de la révision des listes électorales, des bureaux de vote fictifs pressentis, de la délocalisation et de l’implantation de bureaux de vote, présentent le mérite de favoriser un début de transparence. Les contributions de certains experts électoraux tendent également à dissiper les ‘’suspicions mal fondées sur le processus électoral’’. Ces initiatives, à notre sens, devraient être démultipliées et répétées. C’est cela le gage d’une bonne administration du processus électoral.
Par ailleurs, le droit des candidats à la sécurité en ce qui concerne leur vie et leurs biens doit être mieux pris en charge par les services compétents du Ministère de l’intérieur. Le retard observé dans la mise en application des mesures promises par le nouveau Premier ministre, Me Sidiki Kaba, relayées par son nouveau ministre de l’intérieur rencontre difficilement notre adhésion. Très certainement le déploiement diligent de ces mesures de sécurité aurait atténué les actes de violence et de sabotage constatés, ici ou là. L’enjeu est central lorsque l’on mesure les conséquences liées au décès de l’un des 19 candidats retenus sur la liste publiée par le Conseil constitutionnel (Décision n° 4/E/2024 du 20 février 2024). L’éloquence des dispositions de l’article 29, alinéas 2 et 3 se passent de commentaires. Au sens de celui-ci (article 29), « Toutefois, en cas de décès d’un candidat, le dépôt de nouvelles candidatures est possible à tout moment et jusqu’à la veille du scrutin » (alinéa 2). Immédiatement après, l’alinéa 3 dudit article 29 renchérit en ces termes « Dans ce cas, les élections sont reportées à une nouvelle date par le Conseil constitutionnel ». Notre frêle démocratie se remettrait difficilement d’une tragédie d’une telle ampleur.
Le deuxiéme enjeu peut être recherché dans l’impérieuse nécessité pour le Président Macky Sall de faire de cette élection une réussite éclatante. Il y va de la consistance de son bilan matériel et immatériel. C’est le véritable legs qu’il laissera à la postérité. L’intention, à lui prêtée, de s’impliquer dans la campagne électorale serait une très mauvaise idée et rendrait un mauvais service à notre démocratie déjà mal-en-point. Au-delà de la récrimination éthique, ce sont surtout des arguments de texte et de jurisprudence qui lui interdisent une telle posture.
La combinaison des articles L. 61 et LO. 130 de la Loi organique portant Code électoral suffisent pour asseoir une telle interdiction. Ceux-ci insistent lourdement sur leur attachement au respect sacro-saint des principes d’égalité, d’équité et d’équilibre entre les candidats (LO. 130, alinéa 3). Ils sanctionnent pénalement l’utilisation des biens ou moyens publics aux fins de campagne (article L. 61, alinéa 5, tiret 2). On voit mal, comment l’implication du Président-sortant, Macky Sall, pourrait échapper à la rigueur des dispositions du Code électoral, susmentionnées.
La compulsation de la jurisprudence du Conseil constitutionnel sénégalais est révélatrice d’une évolution défavorable à toute implication dans la campagne d’un Président qui ne prend pas part à l’élection. Les cinq Sages de l’époque, le 13 mars 1993 (Décision n° 6/93), ont initié une jurisprudence prometteuse dans ce sens. Ils vont récidiver par deux fois, en 2001, de façon encore plus ferme. Le 12 mai 2001 (Décision sur les Affaires n° 2, 3et 4/E/2001) le Conseil constitutionnel a martelé que « Le principe d’égalité entre les partis ou les coalitions de partis, qui commande qu’ils connaissent le même traitement, s’oppose à ce qu’ils puissent utiliser, au cours d’une compétition électorale à laquelle le Président de la République n’est pas candidat, l’image et les attributs de celui-ci ». Trente et un (31) jours plus tard, le 12 mars 2001 (Décision sur les Affaires n° 6 à 12/E/2001), le Conseil constitutionnel au complet, réuni autour de son Président, Monsieur Youssoupha Ndiaye, rappellera dans son Considérant n° 15 « que la question de l’utilisation des biens ou moyens publics aux fins de la campagne est réglée par les dispositions des articles L. 98 et L. 99 du code électoral qui sanctionnent pénalement ceux qui ont contrevenu aux dispositions de l’article L. 58 ; qu’ainsi les requérants auraient dû saisir le juge pénal compétent ».
Le troisième enjeu renferme des implications majeures pour le Président de la République nouvellement élu. L’importance d’une élection incontestée est cruciale pour le prochain locataire du Palais de l’Avenue du Président Léopold Sédar Senghor. Un Président mal élu nous enliserait dans une crise interminable et saperait durablement nos velléités d’émergence et de développement. Peut-être rappeler que nous faisons partie des 25 pays, du système onusien, les plus pauvres au monde. Notre rang, peu envié, de 170e sur 193 parmi les pays les plus pauvres au monde, notre classement parmi les pays les moins avancés (PMA), notre étiquette de pays à « indice de développement humain faible » devraient suffire pour une prise de conscience collective des défis à surmonter. Une élection balafrée par une contestation fondée rendrait un très mauvais service au Président à venir. Les légitimités d’entrée et de performance, chères aux constitutionnalistes, feraient défaut emportant dans leur sillage la conséquence d’une gouvernance introuvable.
Enfin, un quatrième enjeu a trait à notre jeune démocratie sénégalaise. La vitalité et la solidité de notre système démocratique sont interpellées. En cas de succès nous lui permettrons de faire son entrée dans le cercle restreint des Etats de droit démocratiques. Á la vérité, La vitrine démocratique sénégalaise éprouvée a perdu beaucoup de son lustre d’antan. Jadis présenté comme le porte-étendard de la démocratie naissante en Afrique de l’Ouest francophone, le Sénégal traverse une période de convulsions sociales peu propices à la promotion de l’Etat de droit démocratique cher au célébre avocat français, Robert Badinter.
L’histoire récente de notre pays témoigne d’une profonde instabilité constitutionnelle, institutionnelle et politique. La houleuse loi d’amnistie adoptée le 06 mars 2024 est symptomatique de cette crise latente. L’échec de l’institutionnalisation du pouvoir politique se manifeste dans le fait que tous nos quatre Présidents de la République sont passés par des lois d’amnistie pour pacifier le climat social. Le Président Senghor, par quatre fois, en 1960, en 1964, en 1967 et en 1976 ; le Président Abdou Diouf, par trois fois, en 1981, en 1988 et en 1991 ; le Président Abdoulaye Wade, par deux fois, en 2004 et en 2005 ; et aujourd’hui, en 2024, le Président Macky Sall. La nécessité d’une démarche réconciliatrice est indéniable. Á coup sûr, le 5e Président de la République du Sénégal devra faire de celle-ci son cheval de bataille, sa priorité absolue. Mais, une telle tâche ardue ne pourra s’adosser que sur une légitimité déjà pas mal écornée.
Aujourd’hui, toutes nos actions et énergies devraient être sous-tendues plus par ce que nous allons léguer que par ce que nous avons hérité. Aussi, comme mots de fin, nous nous approprierons ces paroles contextualisées d’Antoine de Saint-Exupéry, « Nous N’héritons Pas le Sénégal de Nos Ancêtres, Nous l’Empruntons à nos Enfants ! ».
Puissions-nous espérer qu’en sonnant le tocsin nous nous prémunirons de sonner le glas pour notre chère ‘’Démocratie sénégalaise’’ !!!
Fait à Bargny, le 20 mars 2024
Par Ameth NDIAYE
Maitre de Conférences Titulaire (CAMES)
Responsable des Masters I et II (Droit et Administration des Collectivités Territoriales/DACT/FSJP/UCAD)