Seize mois après l’alternance incarnée par le Pastef, le Sénégal semble déjà confronté à l’épreuve du pouvoir. Cette zone grise où les ambitions se heurtent aux contingences, où les volontés proclamées se dissolvent dans la complexité administrative, et où l’urgence de gouverner supplante la patience de réformer. Le régime issu d’une mobilisation populaire exceptionnelle avait suscité l’attente d’un renouveau profond. Pourtant, la gouvernance actuelle demeure sans orientation lisible. L’absence d’un cadre d’action cohérent affaiblit la lisibilité des choix et empêche l’instauration d’un dialogue stratégique avec les institutions.
Le contexte économique, bien que contraignant, ne saurait à lui seul expliquer l’essoufflement perceptible. La dette publique avoisine désormais 119 % du PIB. La croissance, autrefois soutenue, ralentit sous l’effet combiné d’une inflation persistante, d’un affaiblissement du tissu productif et d’une réduction des marges de manœuvre budgétaires. Mais au-delà de ces paramètres, c’est l’absence d’un projet cohérent de transformation économique qui interpelle. Les allocations budgétaires poursuivent des logiques fragmentées, souvent dictées par l’urgence politique ou sociale, sans inscription dans un horizon de planification structuré.
Le fonctionnement institutionnel révèle une dualité problématique. Le binôme exécutif formé par le Président de la République et le Premier ministre, bien que constitutionnel, manque d’un mécanisme d’arbitrage stratégique permettant une coordination fluide et une allocation efficace des fonctions. La confusion des rôles affaiblit l’autorité de l’action publique, dilue les responsabilités et alimente un climat d’incertitude tant au sein de l’appareil étatique que chez les partenaires techniques et financiers.
L’administration centrale, loin de se muer en levier de transformation, reste marquée par une inertie technocratique. Les nominations récentes dans les postes-clés trahissent un retour aux logiques de fidélité partisane au détriment de la compétence. La méritocratie, pourtant érigée en principe directeur par les nouveaux dirigeants, ne se manifeste ni dans les processus de recrutement ni dans les promotions. Cette absence de gouvernance professionnelle mine la capacité de l’État à concevoir, mettre en œuvre et évaluer des politiques publiques efficaces.
Sur le terrain de la justice, les signaux sont ambigus. Certaines décisions récentes du Conseil constitutionnel, de la Cour suprême ou de la Haute Cour de justice laissent entrevoir une résistance institutionnelle face aux interférences. La remise en cause d’actes administratifs contraires au droit montre que des noyaux de solidité existent encore. Toutefois, la persistance d’arrestations ciblées nourrit une défiance croissante. La justice sénégalaise reste debout, mais l’absence de réformes structurelles soulève la question de sa résilience future.
Le projet d’industrialisation par pôles régionaux n’a pas dépassé le stade incantatoire. Aucun plan directeur n’oriente les nouveaux investissements vers les bassins de production à fort potentiel. Les politiques de soutien aux chaînes de valeur restent fragmentées, sans instruments de financement appropriés ni dispositifs d’incitation à l’émergence de champions nationaux. Les zones économiques spéciales demeurent sous-utilisées, et les régions périphériques ne disposent ni d’infrastructures adéquates ni d’écosystèmes productifs capables d’absorber une main-dœuvre croissante.
L’emploi des jeunes, priorité affichée par l’ensemble des régimes successifs, ne bénéficie toujours pas d’une stratégie intégrée. Les politiques de formation ne sont pas alignées sur les dynamiques sectorielles. Les dispositifs d’appui à l’entrepreneuriat peinent à répondre aux besoins réels d’accompagnement technique et de financement patient. Les politiques d’insertion reposent sur des programmes dispersés, sans coordination transversale ni mécanisme de suivi rigoureux.
L’administration publique, qui aurait pu jouer un rôle moteur dans la redéfinition des politiques, reste enfermée dans une logique procédurale. Les chevauchements de compétences entre ministères, la faible culture de l’évaluation et l’absence de réforme des structures de planification entravent la modernisation de la gestion publique. Le Ministère de l’Économie, du Plan et de la Coopération n’assume plus de manière effective son rôle de pilote de la programmation stratégique intersectorielle.
La Vision Sénégal 2050, conçue comme boussole de la transformation nationale, a disparu des références institutionnelles. Les lois de finances ne s’y adossent plus. Les politiques sectorielles ne se réfèrent pas à ses scénarios prospectifs. Les revues de performances ne mobilisent pas ses indicateurs. Ce recul traduit moins un rejet explicite qu’un effacement progressif, révélateur d’une perte de cohérence stratégique au sommet de l’État.
La gouvernance macroéconomique souffre de l’absence d’une politique budgétaire ancrée dans une trajectoire de transformation. Les lois de finances successives sont construites dans l’urgence, sans cadre pluriannuel de performance. Les arbitrages budgétaires ne reflètent ni les priorités de développement ni les contraintes d’efficacité économique. L’absence de hiérarchisation des politiques publiques alimente une dérive vers la gestion conjoncturelle.
Les partenaires techniques et financiers, à l’exception du FMI, maintiennent leurs programmes, mais expriment de plus en plus de réserves. L’absence d’un cadre stratégique opérationnel rend difficile la coordination, fragilise les dialogues sectoriels et affaiblit la redevabilité. Le risque de fragmentation de l’aide devient réel.
Le redressement du Sénégal suppose une refondation de la gouvernance publique, une réhabilitation du sens de la planification et un ancrage de l’action gouvernementale dans une vision de long terme. Le retour à la Vision Sénégal 2050, réactualisée, appropriée et rendue contraignante, constitue une première condition. Il convient de redonner au ministère en charge du plan un rôle politique, de réarmer l’État par l’expertise, et de restaurer la chaîne de commandement stratégique.
Les récentes initiatives diplomatiques illustrent enfin l’ambiguïté de la gouvernance actuelle. La visite du Premier ministre en Chine, immédiatement suivie de celle du Président aux États-Unis, à l’invitation du Président Donald Trump, a surpris par sa temporalité et sa symbolique. Ce double mouvement soulève une interrogation stratégique : s’agit-il d’une expression assumée d’une diplomatie multi-alignée, ou d’un symptôme supplémentaire d’une dyarchie non maîtrisée, dont les puissances étrangères commenceraient déjà à exploiter les interstices ?
Le Sénégal dispose de ressources humaines remarquables, d’une société civile vibrante, et d’un capital symbolique fort à l’échelle régionale. Pour que cette richesse devienne levier de transformation, encore faut-il une direction claire, un État stratège, et une gouvernance publique fondée sur la légitimité de la méthode, la rationalité des choix et la cohérence des politiques.
Dr Abdourahmane Ba
Ingénieur Statisticien et Docteur en Management
Expert en Développement International, suivi-évaluation, et évaluation des politiques publiques
Abdourahmane BA
Expert en politiques publiques et de développement