L’assassinat du commandant Abel Jeandet le 2 septembre 1890 (5 ans après la conférence de Berlin) à Aéré-Lao dans une des provinces du Fouta Toro par Baidy Katié Pam, un habitant de Guédé constitue un fait historique marquant la présence française au Sénégal et plus particulièrement dans la vallée du fleuve Sénégal.
Oralistes et universitaires, reviennent régulièrement sur ce fait historique. Six personnes aux fonctions et statuts sociaux bien différents sont souvent cités : Abel Jeandet, Abdoul Sidy BA (Ardo Mbantou), Lamtoro Sidick Sall, Lamtoro Mahmoudou Yoro Sall tous deux princes de Guédé, Elimane Abou Kane, interprète, Baidy Katié (originaire de Guia, serviteur du Lamtoro de Guédé ).
Les réminiscences des épopées coloniales et des chefs traditionnels du Fouta ne cessent d’alimenter des débats controversés chez les intellectuels et oralistes. Cet état de fait est inhérent à l’histoire surtout celle évènementielle dont l’objectivité peut être biaisée voire falsifiée.
La consultation d’articles scientifiques homologués, de rapports, de dépêches et télégrammes des officiers français durant cette époque, la prise en compte des sources orales, notre connaissance fine de ce terroir nous permettent de donner une version plus objective de ce fait historique[1].
Une administration coloniale puissante
Rappelons tout d’abord que la province du Tooro est sous la domination française depuis 1860. Pour preuve, le pouvoir colonial avait érigé des cantons dans le Fuuta. Il validait l’élection des chefs traditionnels et pouvait destituer les chefs traditionnels jugés peu compétents. Ce fut le cas de Lamtoro Sidick Sall de Guédé.
Le 2 septembre 1890 Aéré-Lao (orthographié Haéré Lao sur la carte ci-dessus), capitale de la province du Lao, situé à 84 km de Podor, chef-lieu de cercle, le commandant Abel Jeandet convoque tous les chefs de cantons et quelques dignitaires du Fouta (Lamtoro Boubakar Sidick Sall, lamtoro Sidy Abdoul Sall, Ardo Abdoul Sidy Ba dit Ardo MBantou, Elimane Abou Kane, Elimane Baba de Podor, Lamtoro Mahmoudou Yoro Sall, Thierno Omar, Cadi du Toro Est, Boubacar Natago, Boubakar Oulé, traitant à Aéré, Fara Demba chef du petit Aéré).
Cette rencontre avait pour objet la proclamation de la nouvelle constitution actant la réduction des pouvoirs du Lamtoro Guédé.
Lors de cette rencontre Baidy Katié et Elimane Abou Kane se disputent. Ce dernier maitrisant le français contrairement au premier se plaint auprès du commandant Jeandet. Nul ne sait ce que Elimane Abou Kane, interprète d’ Abdel Jeandet, aurait dit à Baidy Katié. Ce que l’on sait c’est que Baidy a tiré à bout portant sur Abdel Jeandet. La mort fut instantanée. L’assassin prend la fuite sans en être empêché par Elimane Abou; au contraire d’après l’enquête, Karounga,l’agentdepolice « qui était sorti précipitamment… pour faire feu sur le meurtrier 》a été saisi du bras par Elimane Abou pour «l’en empêcher ». Baydi put traverser le village sans encombre et prendre la direction de Goléré. Un comité des sages du Fuuta se réunit et décide de retrouver le fugitif afin qu’il réponde de ses actes devant les autorités coloniales. Cependant beaucoup hésitent à se lancer à la poursuite de Baidy Katié. Ce ne fut que le lendemain qu’il fut arrêté à Daka, près de Goléré par Abdoul Sidy BA, Ardo MBantou qui le ramena à Podor ». En effet ArdoAbdoul SidyBAétait considérécomme « étant le seul capable d’attraper Baidy Kathié » de par sa bravoure et sa force physique malgré son cinquantenaire. Il est vrai que ce dernier s’est illustré dès l’âge de 15 ans comme un guerrier invincible, un cavalier hors norme. II remportait tous ses duels et était craint de tous.
Après le crime commis, pour la première fois au Fouta, sur un officier supérieur français, la machine judiciaire s’était mise en branle.Tous les moyens étaient déployés pour punir cet acte qualifié d’odieux et d’inhumain. La sentence fut lourde: condamnation à mort par décapitation sans aucune forme de procès de l’assassin Baidy Katié Pam et des deux dignitaires de Guédé Lamtooro Mahmoudou Yoro Sall et Lamtoro Sidick Sall jugés commanditaires du meurtre du commandant Jeandet
Le sort et le rôle de Lamtooro Guédé et d’Ardo Mbantou dans cette affaire
Boubakar Sidick SALL, un lamtorovindicatif
Boubakar Sidick, de la famille de Déthié, est un ancien Lam Toro destitué sur proposition de Jeandet en 1887. Frère consanguin du Lam Toro actuel, Sidick n’a pas pu digérer cette humiliation.
Il était reproché au lamtoro Sidick d’être le principal responsable de la réduction du pouvoir du Lam en cinq villages en raison des nombreuses réclamations contre ses abus de pouvoir de toute nature commis pendant son règne.
Tous ces mépris et humiliations entretenus par l’administration coloniale sur la personne de lamtoro Sidick, verront naitre dans l’esprit de ce dernier une «haine vengeresse ». Ce faisant,《 il n’est donc pas extraordinaire que Sidirck ait cherché à se débarrasser; même par le crime,de celui qui était un obstacle insurmontable à son avènement au gouvernement du Toro »(Rapport Aubry lecomte).
Mahmoudou Yoro, prince de la famille des N’gaye, l’autre supposé commanditaire
Mahmoudou Yoro Sall « fils de Yoro Amé gayciré âgé de 45ans environ candidat à la succession du Lam actuel n’a jamais pu pardonner à Jeandet de le voir lui préférer un prince de sa famille Boubacar Natago…Il avait donc intérêt à voir disparaître Jeandet pour enlever à Boubacar Natago toute chance d’être nommé Lam ».
Abdoul Sidy BA, Ardo Mbantou, prince protecteur du Tooro
Abdoul Sidy BA, chef de village de Mbantou, distant d’1,5 kilomètres de Guédé, et les hameaux environnants, fait partie de la grande famille des dignitaires Peuls de Guédé Wouro. Ainsi, de par sa lignée royale, il jouissait de la légitimité du titre de « Ardo » (cf. les travaux de O. Ba et J. Schmitz sur le règne des Peuls entre le XV et le XVIII siècle). N’étant nullement intéressé et impliqué dans les intrigues des princes de Guédé et pour éviter la lourde sentence que les autorités coloniales envisageaient d’infliger aux populations du Fouta, Ardo Mbantou a été l’homme de la situation. Par ses qualités de diplomate et de médiateur, Ardo Mbantou a pu convaincre Baidy Katié de se rendre pour éviter aux populations du Fouta ue humiliation et une répression sanglante.
En attrapant Baidy Katié à Daka, à trente kilomètres de Goléré, Ardo Mbantou,《lui fit serrer les cordes qui lui liaient les mains et sous la douleur; il s’écria : «je n’ai pas fait le coup seul, Ardo MBantou m’a donné des balles. « Tu dis cela, répondit Ardo Guédé, parce que c’est Ardo MBantou qui t’a pris et t’a attaché lui-même ».
En croisant tous les éléments de preuve recueillis dans les rapports des administrateurs coloniaux et ceux issus des sources orales, il s’avère qu’Ardo Mbantou avait agi pour protéger le Toro des représailles des autorités coloniales. Homme de la situation, Ardo Mbantou, très attaché à son terroir, usant de son influence, avait pris toute la responsabilité dévolue à un chef pour rendre justice en libérant tous les villages du Toro de la « machine incendiaire » coloniale. Ainsi, peut-on monnayer la vie d’une seule personne (Baidy Katié) contre celles de tous les chefs de cantons et dignitaires du Toro? Devant la pleutrerie dans le camp des chefs de cantons,seul Ardo Mbantou, a pris son courage et sa responsabilité d’arrêter Baidy Katié, l’assassin du commandant Jeandet pour épargner le Toro d’une répression sanglante. Cet acte héroïque et patriotique mérite la reconnaissance de toute la population du Fouta voire du Sénégal
L’affaire Baidy Kathie : un fait divers qui divise les oralistes
L’affaire Baidy Kathie est traitée par l’administration coloniale comme un fait divers touchant bien sûr la personne du commandant Jeandet. Il n’est nullement question d’une quelconque revendication politique contre la présence française au Fouta encore moins d’une revendication contre les dures conditions de vie des populations soumises au code de l’indigénat et à une rude exploitation économique. Tout au plus il s’agit d’une révolution de palais des princes de Guédé pour entrer dans les bonnes grâces du colon (Jeandet) qui administre le Cercle de Podor. Pour preuve lorsque Baidy Katié, l’assassin fugitif est arrêté par Ardo Abdoul Sidy Boubou et ramené à Podor les mains liées, il traverse son village natal Guia sans qu’une seule voix loue son acte. Tout au long du trajet entre Daka et Podor, son lieu d’exécution, aucune personne n’a manifesté un quelconque soutien à Baidy Katié.
La décapitation publique de Baidy Katie Pam et des deux dignitaires de Guédé à savoir Mahmoudou Yoro Sall et Lamtoro Sidick Sall signe la barbarie du pouvoir colonial. Aujourd’hui, à Podor, en lieu et place de cet acte macabre est érigée une stèle à la mémoire des deux Lamtoro et, cette place porte désormais le nom de Lamtoro Sidick Sall.
Dr. Abdoul Hameth BA, géographe, Université d’Evry -Paris Saclay, France.
Dr. Mouhamadou Lamine BA, Enseignant chercheur à l’ Université Gaston Berger, Sénégal
[1] Abdoul H. Ba et Mamadou Lamine Ba sont tous les deux arrière petits fils de Ardo Abdoul de Mbantou. Abdoul Hameth Ba est aussi arrière petit fils de Mahmoudou Yoro Sall. Natifs de ce terroir, ces chercheurs s’intéressent à l’histoire de la vallée du Fleuve ( voir Abdoul Hameth Ba, Acteurs et territoires du Sahel, éditions ENS Lyon, 2007)
« N’étant nullement intéressé et impliqué dans les intrigues des princes de Guédé et pour éviter la lourde sentence que les autorités coloniales envisageaient d’infliger aux populations du Fouta, Ardo Mbantou a été l’homme de la situation. Par ses qualités de diplomate et de médiateur, Ardo Mbantou a pu convaincre Baidy Katié de se rendre pour éviter aux populations du Fouta ue humiliation et une répression sanglante. »
Tout ce discours avait pour but de faire passer ce message : la vérité, c’est qu’à cette époque, celui qui livrait son frère aux Blancs n’était rien d’autre qu’un traître. Comme on dit, quand l’esprit va chercher du bois mort, il ramène le fagot qui lui plaît.