Le Sénégal traverse une zone de fortes turbulences. Si les institutions républicaines semblent encore debout, la scène politique, elle, donne l’image d’un ring à ciel ouvert, où les coups ne sont plus portés dans les salons feutrés de la diplomatie ou les hémicycles parlementaires, mais dans les arènes déchaînées des réseaux sociaux. Et dans cette cacophonie numérique où chacun crie plus fort que l’autre, la parole publique devient à la fois arme, bouclier… et verdict.
Tout est parti d’une déclaration de l’ancien ministre Pape Malick Ndour, que des responsables de la majorité ont interprétée comme un appel à renverser le gouvernement. Il n’en fallait pas plus pour allumer une mèche déjà bien fragile. Le ministre Amadou Ba a réagi avec une virulence inhabituelle :
« Appel à renverser le Gouvernement : la goutte d’eau de trop. (…) Comment un ancien ministre peut-il être aussi irresponsable pour demander ou envisager de renverser un gouvernement légalement et démocratiquement élu ? C’est une insulte au suffrage universel et au peuple sénégalais. »
Le ton est donné. La scène est tendue. D’autant plus que le Directeur général du Port autonome de Dakar, Waly Diouf Bodian, enfonce le clou dans une sortie sans filtre :
« Une manifestation organisée par des délinquants au profit d’autres délinquants (…) pour qu’un délinquant termine le mandat en cours. »
Une phrase d’une brutalité rare dans le champ politique sénégalais, qui a suscité l’indignation immédiate de plusieurs figures de l’opposition.
En première ligne, Pape Malick Ndour récuse toute tentative de manipulation de ses propos :
« Je n’ai appelé ni à un renversement du gouvernement par la force ni à un coup d’État. Tout le monde peut regarder la vidéo. (…) Aujourd’hui, je refuse la diffamation et la manipulation. Dès lundi, mes avocats déposeront une plainte contre toi, Monsieur le Ministre, ainsi que contre le président du groupe parlementaire de Pastef. »
Mais du côté des Patriotes, la riposte est implacable. Le député Ayib Daffé, chef du groupe parlementaire de Pastef, monte au créneau :
« Nous condamnons les propos extrêmement graves de Pape Malick Ndour (…) Les trublions de l’APR rêvent désormais de renverser l’ordre constitutionnel républicain. Ces dérives antidémocratiques doivent être dénoncées et combattues avec la plus grande énergie. »
Dans ce climat d’escalade verbale, une voix dissidente s’élève, celle de Mbougar Diouf, secrétaire général du parti Les Panafricanistes Sénégalais. En dénonçant les propos de Waly Diouf Bodian, il tente de replacer le débat sur le terrain du droit et de l’éthique républicaine :
« Traiter d’honnêtes citoyens de délinquants sans la moindre preuve (…) c’est une atteinte grave à l’État de droit. Le pouvoir (…) appartient au peuple sénégalais. Il ne se confisque pas, il se mérite. »
Le débat public sénégalais, pourtant nourri par une tradition politique vivace, semble aujourd’hui défiguré par l’invective. Les plateformes numériques, jadis perçues comme des outils d’élargissement de la démocratie, se transforment en tribunaux sauvages où les condamnations sont rendues avant toute procédure, où la nuance s’éteint au profit du clash, et où la vérité n’est plus qu’une variable d’opinion.
La question des libertés publiques ; notamment l’incarcération d’opposants ou les accusations d’atteinte à la sûreté de l’État ; cristallise les tensions. Mais au-delà des faits, c’est le langage même de la politique qui semble se déliter. Le mot n’est plus outil de conviction, il devient projectile. Le débat d’idées est noyé dans les montages vidéos, les tweets incendiaires, les publications tronquées.
Dans cette atmosphère saturée, les chroniqueurs et influenceurs jouent un rôle de plus en plus déterminant, sinon dangereux. Certains, alignés sur des logiques de camps, ont troqué l’analyse pour l’attaque, l’information pour l’indignation. Ils n’informent plus, ils alimentent la mêlée.
Ce glissement progressif vers une démocratie d’apparence, où l’on invoque la légitimité populaire tout en minant les fondements du vivre-ensemble, doit interroger. Il ne s’agit pas de refuser le conflit politique, il est inhérent à toute démocratie, mais de s’alarmer lorsque ce conflit ne respecte plus les règles du jeu, lorsque l’adversaire devient l’ennemi, et lorsque le pouvoir se défend en criant à la trahison à la moindre critique.
Aujourd’hui, au Sénégal, chaque mot est un risque. Chaque publication peut déclencher une plainte, un appel à la mobilisation, voire une arrestation. La liberté d’expression est toujours là, mais elle circule désormais sous haute tension. Et la République, elle, marche sur un fil ténu entre les passions et la raison.
Emedia