Papa Abdoulaye Diop, vous êtes Docteur en économie et spécialiste des risques émergents. Vous êtes également le directeur du magazine de géoéconomie Afrik Resilience. Que vous inspire la situation actuelle en Russie où Wagner a mené une « révolte » contre le « commandement militaire » russe ?
Dr Papa Abdoulaye Diop : Cette situation me fait d’abord penser à celle soudanaise. La similitude entre les initiatives des paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) du Général Mohamed Hamdane Daglo « Hemedti » et les paramilitaires de Wagner menés par Evguéni Prigojine est saisissante. Il s’agit à chaque fois de « supplétifs armés » qui se retournent contre l’armée régulière de leur propre pays après avoir combattu à ses côtés. Cela mérite réflexion pour les pays qui sont souvent tentés de faire appel à ce type d’organisation pour accompagner leur armée régulière. Maintenant, pour ce que cela peut m’inspirer, je suis convaincu que nous sommes aujourd’hui à un tournant majeur pour toutes les parties prenantes du conflit russo-ukrainien. Un tournant d’abord pour les Ukrainiens et leurs alliés de l’OTAN dans la poursuite de la guerre en Ukraine car Prigojine a réussi, pour la 1ère fois, à déplacer le théâtre principal des opérations hors du territoire ukrainien. Le rêve absolu de Zelensky s’est réalisé le temps d’une journée : déplacer le conflit ukrainien sur le sol russe. Ce que ni les drones livrés par les occidentaux, ni les forces d’incursion ukrainienne encore moins l’aviation ukrainienne n’avaient jusque-là réussi de manière sensible. Cela marque un tournant également pour les Russes car cette « rébellion armée» (parce qu’il faut appeler un chat par son nom) menée par Prigojine, même si elle s’est estompée, est un précédent dangereux qui peut saper la confiance que le peuple russe peut avoir dans le régime en place et installer un doute dans l’esprit de tout le monde sur la capacité de ce pays à assurer la sécurité à l’intérieur de ses frontières nationales et donc un doute sur sa puissance et sa grandeur réelles. C’est un tournant enfin pour les alliés de la Russie et/ou de Wagner particulièrement en Afrique car il y a eu accrochages entre Wagner et sa figure tutélaire. Il est clair que les tensions notées laisseront des traces notamment en termes de confiance entre Poutine et Prigojine. Des mots comme « traitres » et « coup de poignard dans le dos » ont été sortis et qui montrent l’état de dégradation des relations entre les deux hommes. Ce conflit interne russe sonnera indubitablement une redistribution des cartes et des rôles de Wagner en Russie mais également au Burkina Faso, en Centrafrique et au Mali. Les autorités de ces pays doivent en être conscientes et réajuster leurs dispositifs en fonction de ce que sera dorénavant la nature des relations entre les officiels russes et Wagner.
Quelle peut être selon vous l’issue finale de cette opposition Poutine-Prigojine?
En l’état actuel, bien malin est celui qui peut s’avancer sur l’issue finale de ce face à face. Le précédent au Soudan a montré que tant que des paramilitaires sont armés et croient disposer d’une légitimité, ils constituent une force de déstabilisation pour un régime en place. Le caractère imprévisible des protagonistes, la volatilité de la situation et les alliances internationales en jeu font que la prudence doit être la règle quand il faut se prononcer sur l’issue. L’incertitude semble être le sentiment le mieux partagé quand on discute avec les diplomates et les spécialistes militaires que cela soit en Afrique ou en Europe. Rares sont ceux qui veulent ou peuvent s’avancer. Ce qui est cependant constant, c’est que plusieurs scenarii se dégagent. D’ailleurs, la prudence avec laquelle les dirigeants internationaux abordent la question de la situation russo-russe montre que toutes les options sont posées sur la table. On vient de trouver une solution intermédiaire en installant Prigojine et ses plus proches collaborateurs chez le voisin bélarusse avec l’intervention du Président Loukachenko de la Biélorussie et la proposition pour la soldatesque de signer un contrat avec l’armée régulière russe. Mais le problème a juste été déplacé. Il se manifestera certainement de nouveau, c’est juste une question de temps. Ce qui est cependant constant, c’est que de tous les scénarii, celui de l’effondrement militaire ou politique russe est une éventualité que certains pensent utopique mais que le bon sens impose d’avoir dans un coin de la tête. La stabilité et la sécurité mondiales méritent cela. Car il ne faudrait jamais oublier que la Russie est une puissance nucléaire dotée d’un armement militaire considérable. Que deviendrait le monde si l’écosystème militaire ou politique russe était en totale liquéfaction et n’arrivait plus à assurer la gestion des stocks d’armes conventionnelles mais également celle des armes nucléaires ? Entre quelles mains pourraient se retrouver les stocks considérables de l’armée russe ou les milliers d’engins nucléaires? Ce scénario du pire qui peut sembler lointain ou sortir d’un mauvais film n’est nullement souhaitable mais doit être posé sur la table avec le sérieux qu’il faut car la volatilité de la situation l’impose. Gouverner c’est certes prévoir mais c’est surtout prévoir l’impossible et l’impensable.
Comment réagit l’opposition politique russe face à cette situation ?
Pour l’instant, les réactions politiques en Russie sont encore peu nombreuses. Comme je l’ai dit précédemment le caractère imprévisible des protagonistes, la volatilité de la situation et les jeux d’alliance en interactions obligent à la prudence. Les politiques russes en sont conscients. Mais il faut noter que l’opposition politique en exil n’a pas tardé à s’exprimer. C’est ainsi que l’homme d’affaires et opposant russe en exil Mikhaïl Khodorkovski, par le canal de Telegram, a clairement appelé dès le samedi des évènements à aider Prigojine en déclarant qu’il faudrait aider même le diable s’il décidait d’aller contre le régime de Poutine.