Le célèbre écrivain égyptien, lauréat du prix Nobel de la littérature, Naguib Mahfouz, disait dans un de ses ouvrages «Trilogie du Caire» : «A force de croire aux choses, on s’en fait une vérité plus vraie que la nature». Cette assertion fait penser à la déclaration du Président Diomaye Faye lors de son récent message à la nation sur la dissolution de l’Assemblée nationale. Ainsi, soutient-il, pour les griefs, entre autres, l’usurpation par l’Assemblée nationale de son droit de fixer la date de la Déclaration de politique générale (DPG) du Premier. Pour rappel, la séparation des pouvoirs est un principe sacro-saint consacré dans le préambule de notre Constitution en ces termes : «Notre pays proclame la séparation et l’équilibre des pouvoirs conçus et exercés à travers des procédures démocratiques.»
La théorie classique de la séparation des pouvoirs est historiquement liée à la vie de Montesquieu dans son ouvrage «De l’esprit des lois». Ce dernier, par ses écrits, a beaucoup influencé les systèmes politiques et amené les dirigeants du monde à comprendre les trois fonctions des différents régimes politiques et sur lesquelles repose la théorie classique de la séparation des pouvoirs :
- la fonction d’édiction des règles générales constitue la fonction législative ;
- la fonction d’exécution de ces règles relève de la fonction exécutive ;
- la fonction de règlement des litiges constitue la fonction juridictionnelle.
Partant du constat que, dans le régime de la monarchie absolue, ces trois fonctions sont le plus souvent confondues et détenues par une seule et même personne. La théorie de séparation des pouvoirs plaide pour que chacune de ces trois fonctions soit exercée par des organes distincts, indépendants les uns des autres, tant par leur mode de désignation que par leur fonctionnement. Chacun de ces organes devient ainsi l’un des trois pouvoirs, notamment le pouvoir législatif exercé par des assemblées représentatives, le pouvoir exécutif attribué à un chef de l’État et qui est soutenu par un gouvernement et le pouvoir judiciaire, enfin, revient aux juridictions. La finalité de la théorie de Montesquieu, c’est d’arriver à l’équilibre des différents pouvoirs d’où sa fameuse maxime : «Pour qu’on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir.» Cette théorie est bien appropriée et légitimée dans la Déclaration des droits humains et citoyens (DDHC) de 1789 qui inscrit en son article 16 : « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution.» C’est d’ailleurs cette disposition qui est à l’origine de l’inscription du concept de la séparation des pouvoirs dans tous les préambules des Constitutions des Etats africains d’obédience francophone ! C’est également le lieu de souligner qu’il y a dans la théorie classique deux types de séparation des pouvoirs : la séparation souple et celle dite stricte. On parle de la séparation souple des pouvoirs lorsqu’elle inspire une collaboration entre les différents pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire), un droit de dissolution et une responsabilité du gouvernement devant le Parlement. Quant à la séparation stricte des pouvoirs, elle a la particularité de n’autoriser ni le droit de dissolution ni la responsabilité du gouvernement devant le Parlement et n’admet aucune collaboration entre les différents pouvoirs institutionnels. C’est le cas, par exemple, aux Etats-Unis où on parle de «checks and balances», c’est-à-dire, «contrôle et contrepoids».
En France, la théorie de la séparation des pouvoirs a pris une signification particulière que le Conseil constitutionnel a qualifiée, dans une décision rendue le 23 janvier 1987, de «conception française de la séparation des pouvoirs». Celle-ci se distingue de certaines théories, puisqu’elle trouve son origine dans les lois des 16 et 24 août 1790 et le décret du 2 septembre 1795 qui interdisent aux tribunaux de l’ordre judiciaire de connaître des litiges intéressant l’administration. Par ces textes, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ont été soustraits au contrôle des juridictions judiciaires, au motif que celles-ci ne disposaient pas d’une légitimité suffisante pour juger des actes émanant d’autorités procédant du suffrage universel et agissant au nom de l’intérêt général. L’institution d’une juridiction administrative à compter de l’an VIII (1799) devait partiellement modifier cette situation : depuis cette date, les actes de l’administration ont pu être contestés, mais devant une juridiction, distincte de l’autorité judiciaire. Au sommet de l’ordre administratif se trouve le Conseil d’État, créé en 1799, qui outre ses fonctions juridictionnelles, exerce un rôle de conseil du Gouvernement. La «conception française de la séparation des pouvoirs» est donc associée à l’existence d’une dualité de juridictions dans le système institutionnel.
Bref, pour revenir sur la déclaration du Président Diomaye évoquée plus haut, il convient de faire une lecture littérale de notre Constitution, ainsi que celle de la loi organique n°2002-20 du 15 mai 2002 portant Règlement intérieur de l’Assemblée nationale. A ce propos, on retient que notre charte fondamentale assure la péréquation des pouvoirs entre les institutions de la République, elle opte pour la séparation souple des pouvoirs et dispose de 103 articles dont les 51 relèvent des pouvoirs exercés par le Président de République, notamment les articles 26 à 52,63, 67 à 80, 82, 84, 86, 87, 89, 90, 92, 95, 96, 101 et 103. Curieusement, il n’y a aucun parmi ces articles qui mentionne de manière explicite le droit dont le Président Diomaye réclame sur la fixation de la date de la DGP ! Ce n’est pas fortuit de rappeler que la Constitution, par essence, est assujettie aux règles d’application !Cependant, deux articles reviennent couramment dans le débat. II s’agit notamment de l’art. 84 et 97. En effet, l’art. 84 de la Constitution est cité pour justifier le droit dont réclame le Président Diomaye. La disposition indique ceci : «L’inscription, par priorité, à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale d’un projet ou d’une proposition de loi ou d’une déclaration de politique générale, est de droit si le Président de la République ou le Premier ministre en fait la demande». La déduction est que la légistique a son sens dans le texte et le droit évoqué dans cet article qui est exercé par le Président de la République ou le Premier ministre n’a aucun caractère permanent. II est conditionné à une demande préalable et circonscrit à une priorité sur l’inscription à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale des programmes (projet ou proposition de loi ou déclaration de politique générale).
S’agissant de l’art. 97 de la loi organique n°2002-20 du 15 mai 2002, modifiée par la loi organique n°2024-12 du 30 août 2024 portant Règlement intérieur de l’Assemblée nationale, il prévoit ceci : «Après sa nomination, le Premier ministre fait sa déclaration de politique générale devant l’Assemblée nationale. Cette déclaration est suivie d’un débat qui peut, à la demande du Premier ministre, donner lieu à un vote de confiance. En cas de vote de confiance, celle-ci est accordée à la majorité absolue des membres de l’Assemblée nationale. La déclaration de politique générale doit intervenir au plus tard trois mois après l’entrée en fonction du Gouvernement. L’Assemblée nationale doit être informée huit jours au moins avant la date retenue.» Cet article est le pendant de l’article 55 de la Constitution qu’il reprend dans son intégralité, avec un seul ajout dans son dernier paragraphe qui définit la procédure pour la tenue de la DPG. Cette partie évoque le délai de 8 jours destiné à informer l’Assemblée nationale et ceci a d’ailleurs suscité une vive controverse et avec tout ce qui s’en est suivi. Mais pour l’essentiel dans cette disposition, le raisonnement à fortiori admet la non application de ce délai de 8 jours dès lors que les 3 mois préalablement prévus pour la tenue de la DPG ne sont pas respectés. Ces deux délais sont liés et ne sont pas détachables, le décompte des 8 jours ne peut être adossé au calcul d’une autre activité. Même si, on a récemment connu des péripéties qui ont illégalement amené au choix d’une date pour la DPG.
En définitive, aucun de ces articles susvisés ne donne le droit au Président de la République de fixer la date de la DPG et il n’y a pas de hiérarchie dans les relations entre l’Exécutif et le Législatif ! L’art. 53 de notre Constitution établit la responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée nationale. En ce sens, les Premiers ministres ayant exercé la fonction, sans avoir besoin de l’intervention du Président de la République, ont toujours géré leur DPG ! Et maintenant, pour ce qui concerne la session extraordinaire, il faut faire la lecture croisée des alinéas 1 et 4 de l’art. 63 de notre Constitution. Ainsi, ils prévoient :
- -Alinéa 1 «l’exception de la date d’ouverture de la première session de l’Assemblée nationale nouvellement élue qui est fixée par le Président de la République, l’Assemblée nationale fixe la date d’ouverture et la durée des sessions ordinaires uniques. Celles-ci sont toutefois régies par les règles ci-après».
- Alinéa 4 «l’Assemblée nationale est, en outre, réunie en session extraordinaire sur un ordre du jour déterminé soit à la demande de plus de la moitié des membres de l’Assemblée nationale, adressée au Président de l’Assemblée nationale, soit sur décision du Président de la République, seul, ou sur proposition du Premier ministre».
Dans ces deux alinéas de l’art. 63 de la Constitution, on retient que le premier alinéa désigne les autorités habilitées à fixer la date d’ouverture des sessions. II y a le Président de République lorsqu’il s’agit uniquement de la première session où une nouvelle Assemblée est élue et ne dispose pas encore de bureau. Là, le Président de la République exerce un pouvoir de substitution et assure, en vertu des dispositions de l’art .42 de notre Constitution, sa mission de garant du fonctionnement régulier des institutions. Ce n’est qu’à ce moment où il est autorisé temporairement à fixer la date d’ouverture de la session. Mais pour le reste des sessions (ordinaires comme extraordinaires), c’est l’Assemblée nationale à travers son bureau nouvellement installé qui s’en occupe jusqu’à la fin de la législature. Maintenant, l’alinéa 4 parle des ayants droit qui peuvent déterminer l’ordre du jour de la session extraordinaire : il y a le Président de République et les députés, plus de la moitié.
La conclusion à tirer de cet article 63, c’est qu’il y a une confusion entretenue dans l’application du texte. Le Président de la République s’arroge le droit d’aller au-delà de ses attributions pour fixer en permanence la date d’ouverture des sessions extraordinaires, alors que l’alinéa 1 ne lui en autorise qu’exceptionnellement à l’ouverture de la première session de l’Assemblée nouvellement élue. Ce serait une incohérence par rapport au respect du principe de la séparation des pouvoirs consacré par notre Constitution. Le JUB JUBANTI doit être des actes pour se débarrasser des veilles pratiques et promouvoir le respect de la légalité !
Alioune SOUARE
Ancien député
Auteur de la réforme du Règlement intérieur du CIP/UEMOA