La logique quantitative de la sous-représentation des femmes dans les instances décisionnelles domine le débat au Sénégal : 4 femmes ministres sur 30 membres du nouveau gouvernement, soit 13% pour 49,6% de la population. La même tendance s’observe avec les nominations hebdomadaires du conseil des ministres pour les principaux postes décisionnels. En somme, un sevrage brutal, suivi d’un régime draconien, digne d’un « programme d’ajustement structurel » au féminin. Au-delà de l’indignation collective, cette minorisation des femmes interpelle et fait réfléchir sur ses origines, la construction idéologique qui la sous-tend et ses structures de légitimation.
Bâtie sur des fondements patriarcaux, notre société perpétue le processus d’ostracisation des femmes non seulement depuis la « déterritorialisation » occasionnée par l’arrivée des religions du Livre et la colonisation, mais aussi la poursuite de cette exclusion par les autorités sénégalaises à partir de 1960. On comprend mieux pourquoi des interprétations conservatrices des préceptes religieux sont encore mises en avant pour essayer de justifier la relégation des femmes dans la catégorie des « cadets sociaux ».
Dans les sociétés négro-africaines adossées aux logiques du matriarcat telles que définies par Cheikh Anta Diop dans L’Unité culturelle de l’Afrique noire (1959), les femmes participaient à toutes les instances de pouvoir politique, social et même religieux au sein de la famille et de la communauté. La division sexuelle du travail ne reposait ni sur une hiérarchie, ni sur une oppression d’un sexe par l’autre. Il existait « un dualisme harmonieux, une association acceptée par les hommes et les femmes où chacun s’épanouit pleinement en se livrant à l’activité qui est la plus conforme à sa nature physiologique » (p. 114).
Le système colonial a déstructuré cette organisation sociale et politique en arrimant la place des femmes à une logique patriarcale. Les colonisateurs portaient un regard spéculaire sur les Africaines à l’image des femmes de leur pays qui avaient un statut de mineure et étaient sous la dépendance des hommes (père, frère, mari et fils). En imposant l’hégémonie masculine, l’État colonial a dépossédé les femmes. C’est ainsi que la loi foncière de 1904, qui attribue toute propriété au chef de famille, c’est-à-dire le mari, seul propriétaire des biens, a réduit leurs conditions d’accès à la terre. Dans le domaine de l’éducation, l’École normale de filles n’a été mise en place qu’en 1939, vingt ans après celle des garçons, pour les initier à des métiers subalternes. Pour mieux écarter les femmes de la vie politique décisionnelle, l’administration coloniale a ostensiblement ignoré leur pouvoir traditionnel, leurs chefferies et leurs prêtrises. L’idéologie patriarcale a servi de pivot à la politique coloniale et à ses relations avec les différentes aristocraties locales, puis avec les milieux maraboutiques.
À l’Indépendance, en 1960, les nouvelles autorités héritent des valeurs infériorisant les femmes, les perpétuent à travers les institutions et prolongent le « contrat social sénégalais » – expression que nous empruntons à Donal Cruise O’Brien – avec les chefs confrériques. Engagées en première ligne dans la lutte pour la décolonisation et l’émancipation du pays, les Sénégalaises n’ont pas vu leur situation changer. Au contraire, elles étaient encore confinées et orientées par le pouvoir des hommes (politique, syndical, législatif) dans des espaces discursifs réduits (mouvements de femmes, associations féminines).
Taillé sur mesure par et pour les hommes, le Code de la famille (1972) ne fait que cristalliser l’assujettissement des femmes. L’essentiel de ses dispositions leur sont défavorables. Par exemple dans le cadre du mariage, le mari est reconnu comme le seul chef de famille (art. 152, CF), l’autorité, celui qui choisit exclusivement la résidence conjugale (Art. 153, CF) et exerce la puissance paternelle (art. 277, CF). En cas de divorce, les femmes peuvent même être condamnées à payer une pension alimentaire pour leurs enfants quand la garde est attribuée au père. La mère, même si elle participe à l’entretien du ménage et à l’éducation des enfants communs, ne peut pas bénéficier des suppléments pour charge de famille. « Ces charges pèsent à titre principal sur le mari » (art. 375, CF).
La socialisation différenciée par une stratification liée au sexe fabrique des attentes différentes. Les filles sont éduquées à rendre service aux autres et à conjuguer au quotidien les verbes « Plaire, Avoir et Satisfaire », des P.A.S à assimiler systématiquement pour entrer dans le schéma social et œuvrer pour leur réussite conjugale. Elles doivent se prévaloir d’une « langue courte » renvoyant à un silence construit et validé par la société, avoir des « pas courts » pour ne pas franchir l’espace assigné qu’avec une autorisation masculine et un « regard court » qui ne questionne pas les fondements de leur subordination. Étroitement surveillées, elles subissent, à chaque étape de leur vie, les contrôles d’une société panoptique, au sens foucaldien. Une surveillance qui contraste avec celle des garçons encouragés à monopoliser l’espace, à le conquérir, à y bâtir et conserver leur réussite professionnelle.
L’école, une passerelle qu’empruntent plusieurs générations, exclut les femmes des pages de l’histoire. De fines traces apparaissent dans les manuels scolaires pour mieux les occulter, voire les oublier. L’oralité, « moyen d’expression féminine par excellence », est négligée.
La toponomie, qui reflète une reconnaissance symbolique, immortalise les hommes et enterre les femmes. Masculine et coloniale, elle les efface de notre mémoire collective.
Les représentations véhiculées par les médias accordent plus de visibilité et de poids aux hommes. Ce miroir déformé, qui n’est qu’une réplique réflexive de la configuration sociale, renforce l’invisibilité et l’inaudibilité des femmes dans les sphères décisionnelles. Ainsi a été conçu et perpétué un imaginaire difficile à déconstruire.
Aussi, cette somme de facteurs, entre autres, entrave-t-elle les fragiles avancées des droits acquis par les femmes. Et, sans un changement d’imaginaire social, nommer des femmes à des postes de « visibilité » ne permet pas de briser les stéréotypes solidement ancrés dans les mentalités. La loi sur la parité ne bouleverse pas le système d’inégalité dénoncé et ne change pas, non plus, la réalité sociologique. Il ne suffit pas de changer la culture politique, mais les soubassements de pratiques culturelles qui les marginalisent. Il urge, donc, de s’attaquer aux fondements des structures sociales basées sur des privilèges et des curricula masculins.
La rupture prônée par le gouvernement, qui met l’accent sur le bien-être social de tous les Sénégalais, commence par la famille et dans la famille. Les femmes en constituent le socle, le « poteau mitan ». Pour atteindre ce bien-être, elles doivent être au cœur du « Projet ». Leur mise à l’écart est une reconnaissance a minima de leur central rôle communautaire.
Le débat sémantique sur l’appellation du ministère de la famille à la place du ministère de la femme ne doit pas s’embourber dans des raccourcis de pensée. Il doit aller au-delà de ce clivage pour apporter des réponses diversifiées et conjuguées aux préoccupations quotidiennes de toutes les femmes comme la sécurité, l’adaptabilité des services publics et du transport en commun, l’accès au foncier et aux crédits, l’encadrement du travail des employées domestiques, la prise en charge par l’État des traitements de fertilité pour les couples en difficulté de procréation, les congés de maternité pour toutes, etc.
La redéfinition des luttes à partir d’un schéma endogène est une priorité pour éviter le piège d’un féminisme médiatique communiquant à tout va, un féminisme sans boussole, ni colonne vertébrale qui emprisonne les femmes.
Le rapport au pouvoir des femmes ne doit pas se résumer en une énumération quantitative de leur présence dans les instances décisionnelles ou se limiter à la parité en termes de représentativité politique. Ces tendances conjoncturelles ont aussi montré leurs limites.
La sous-représentation des femmes, qui régit tous les compartiments de la vie sociale, au-delà d’un sémantisme construit, n’est qu’un continuum. Elle est politique et l’engagement politique en est l’antidote. C’est dans l’arène politique, lieu d’exercice du pouvoir, que les femmes doivent mener le combat pour faire bouger les lignes, s’en approprier comme un lieu de libération malgré le coût social élevé du billet d’entrée, refuser de servir « d’escaliers » aux hommes et assumer leur leadership au lieu d’attendre des substituts de reconnaissance pour se débarrasser de leur « mussoor de verre ».
Fatoumata Bernadette SONKO
Enseignante-chercheure
CESTI-UCAD