Tirailleurs par-ci, émigrés par-là ! Qu’y a-t-il de commun entre les deux ? À première vue, rien. L’exercice de rapprochement des deux réalités historiques s’avère risqué, périlleux voire osé. Il peut même choquer au regard des dimensions qu’elles recouvrent. Les premiers sont partis sauver une patrie qui n’était pas la leur.
Jeunes, sans repères géographiques, n’ayant que leur témérité en bandoulière, ils ont débarqué en Europe dans les tranchées et affronté l’ogre allemand au grand étonnement des « poilus » français qui ont loué leur bravoure, leur farouche résistance, leur résilience au froid, aux intempéries et aux assauts de l’ennemi.
À l’arrivée, mission victorieuse des Alliés et cuisante défaite infligée aux forces de l’Axe. Ils furent très vite oubliés et, non payés de retour, ils se sentent trahis pour se morfondre à attendre meilleur jour. Paris nie leurs sacrifices. Et s’emmêle les pinceaux par des manœuvres dilatoires pour différer la reconnaissance et les indemnités dues à ces braves tirailleurs sénégalais, tous disparus aujourd’hui.
La commisération posthume ne dilue pas l’impie. Ce chapitre n’est pas clos voilà qu’un autre drame occupe les esprits. Des bras valides quittent par vagues successives le continent avec l’espoir de gagner les « beaux rivages » de l’Europe. Peu importe comment, l’essentiel est d’arriver à bon port. Piteux moyens de fortune par lesquels ces forces vives, transformées en forcenés, bravent comme des forçats des mers et des océans au péril de leur vie, dans une indifférence quasi cynique.
Ici, insouciance et inconscience se télescopent dans un indescriptible fracas au mépris des règles de bon sens. Pourquoi cet appel du large a une si forte résonnance ? Qu’espèrent-ils obtenir pour prix de cette ostentatoire bravade ? En quoi le discours qui les incite à s’en aller est-il supérieur à celui censé les retenir ? Perdent-ils foi en leur pays ? Si oui, quelle offre les séduit à ce point ?
Ils le savent certainement : « partir c’est mourir un peu. » Chez eux, le départ est synonyme de salut face au chaos social qui les inhibe en les enfermant dans un ruineux enclos. Les drames au large contrastent cependant avec l’insouciance d’une jeunesse indolente, moribonde et qui n’assouvit ses pulsions que dans les décibels à longueur d’année.
De Dakar à Kinshasa, de Lomé à Accra, de Johannesburg à Nairobi, la conscience est assoupie par une indicible indolence ? Petit à petit, l’Afrique glisse vers l’inconnu. Hélas. Un cynisme envahit les cœurs par l’effet répétitif des tragédies. L’opinion s’épuise à se scandaliser des scènes chaotiques que la décence interdit de rapporter au détail près.
Voyons-nous ce qui pourrait advenir ? Les jeunes désertent le continent non pas par conviction mais par dépit en vitupérant contre l’ordre établi. Il ne sert à rien de manipuler leur colère par un saupoudrage indigeste. L’Afrique, un endroit sans espoir ? Honni soit qui mal y pense ! Ne riez pas chers chevaliers…
Un mal profond ronge le continent à mesure que s’appauvrissent les Africains endormis par un soporifique plaidoyer en faveur de lendemains qui chantent. Si telle est la perspective qui se dessine, que vaut le présent alors ? Pourquoi songer à demain quand tout périclite sous nos yeux ?
De partout viennent des Samaritains prêts à pronostiquer une Afrique exubérante tandis que la paupérisation rampante assombrit l’aurore boréale annoncée. La lueur viendrait des peuples et de leurs éclaireurs décidés à écourter le supplice du collier. Le tableau noir des migrations cache une tragédie qui secoue les consciences, ravive les douleurs et remue le couteau dans la plaie.
Les émigrés, comparables aux « boat people » des années 70 en Asie, justifient leur quête d’ailleurs par un ardent désir de se réaliser en sortant ou en éloignant les familles de la pauvreté et du dénuement. Utile précision : les Asiatiques fuyaient les pogroms avec l’envie de sauver les générations futures en leur assurant la meilleure éducation qui soit.
Les Africains qui émigrent voient dans l’aventure sous d’autres cieux la seule alternative à leur sort misérable. Ils pensent pouvoir s’accomplir et s’épanouir en échappant aux imposteurs et aux odeurs acres de démocraties tropicales qui ont jauni. Au-delà des raisons sociales et économiques, ce « pied de nez » aux pouvoirs a valeur d’avertissement avec un sens politique aigu.
Les régressions frisent des incompétences qui ne se conçoivent guère dans la durée. Les potentats perdent toute raison et n’entendent plus les cris des citoyens. Plutôt s’accrochent-ils aux rentes de situation et aux… privilèges. Des prédateurs. Les classes moyennes se taisent.
Elles disparaissent progressivement par des tentative abouties de dépossession et surtout à cause d’une chute vertigineuse des revenus, donc de pouvoir d’achat face à une conjoncture globalement inflationniste. Si elle ne se ressaisit, elle sera rayée de la cartes des dynamiques sociétales.
Le fait majeur : l’Opinion mène une bataille d’opinion contre les détenteurs de leviers de pouvoirs qui ne consentent guère à lâcher du lest que contraints et forcés sous la pression de la rue et des contrepouvoirs. Un plus grand nombre de jeunes Africains dépeignent la démocratie comme un piège voire une habileté à tromper les citoyens considérés comme des foules irréfléchies n’accomplissant que des actes pavloviens.
Il est de plus en plus admis que les pouvoirs ne répondent plus aux angoisses. Les turbulences découlent de ces impuissances constatées mais qui ne s’avouent pas. Pour qui joue le temps ? D’aucuns considèrent que la disproportion des forces est gigantesque. La saturation pousse à l’indifférence qui s’observe dans nos sociétés écrasées par les tabous et les rigidités.
Le sort des damnés de la mer n’émeut plus grand monde. Quel gouvernement ose ignorer ce bouleversant désordre, symptôme d’un déclin qui se faufile ?
Ailleurs qu’en Afrique, le continent est perçu comme un réservoir inépuisable de forces, Pourra-t-on, un jour, mesurer les effets réels de ces coûteuses expéditions ? Les récits glaçants des rescapés nous interpellent sur les avatars de ces périlleuses odyssées avec ces vents violents, ces profondeurs marines sans fonds et ces houles indescriptibles en pleine nuit et sans boussole !
Des politiques prétendent à plus de représentativité. On peut le leur concéder. A eux donc de se montrer plus constructifs dans l’amorce de solutions heureuses. D’aucuns ne perçoivent dans ces traumatismes que l’aspect émotionnel. Au-delà, la question nous renvoie à nos incompétences masquées par le brouillard d’initiatives plus pompeuses et brouillonnes que porteuses d’espérance.
Le monde regarde, amusé, l’Afrique qui se débat sans certitude de couler des moments de tranquillité. Pourra-t-elle revenir dans le jeu en se présentant sous une facette plus valorisante ?