«La tristesse s’élève sur les ailes du matin, et du cœur des ténèbres jaillit la lumière» Alphonse de Lamartine (1790- 1869)
30 ans après le génocide, le Rwanda, pays déterminé à renaître de ses cendres, a parcouru un long chemin.
Les souvenirs liés qui se bousculent dans mon esprit remontent aussi loin. Peu après mes premières visites au Rwanda au milieu des années 80, j’ai, auprès des institutions africaines, lancé l’alarme en 1990 sur les violations graves et massives des droits de l’homme perpétrées dans ce pays. Quatre ans plus tard, le 1er avril 1994, je me suis retrouvé à Mulindi, un village situé à la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda, d’où Paul Kagame a dirigé le Front patriotique rwandais pendant la guerre civile rwandaise. Le lendemain, 2 avril, j’étais le dernier visiteur étranger à être reçu par le président rwandais Juvénal Habyarimana dans son palais. Juste avant moi, le président a rencontré David Rawson, l’ambassadeur des États-Unis. Après notre rencontre, le président Habyarimana s’est envolé pour Gbadolite, fief du président zaïrois Mobutu Sese Seko, avant de poursuivre vers Dar es Salaam, en Tanzanie. J’ai quitté Kigali le 4 avril. Le 6 avril 1994, au retour d’une réunion régionale à Dar es Salaam où le chef de l’Etat rwandais avait accepté de mettre en place les institutions de transition prévues par les accords d’Arusha qui ont mis fin à la guerre civile dans son pays, le Falcon 50 le transportant ainsi que Cyprien Ntaryamira, président du Burundi, a été abattu au-dessus de l’aéroport de Kigali par un missile. La mort des occupants de l’avion a déclenché le génocide contre les Tutsi au Rwanda, les meurtres des partisans des accords d’Arusha opposés aux extrémistes hutus et la reprise de la guerre civile.
A partir du 7 avril 1994, le génocide contre les Tutsi au Rwanda déclenchait l’une des orgies de tueries les plus sanglantes de la fin du XXe siècle. C’était une pure folie.
Comme si j’étais un personnage d’un roman de Joseph Conrad, je ne pourrai jamais chasser ces souvenirs, m’étant retrouvé, hier et aujourd’hui, plongé dans un parcours et des activités qui ont notamment eu pour toile de fond la tragédie du Rwanda et pour inspiration sa victoire. Entre autres activités liées à cette situation difficile, après avoir été Secrétaire général (1990-2000) de la Commission internationale de juristes basée à Genève, le Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, m’a nommé en janvier 2001 greffier du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). En juillet 2012, je suis devenu Conseiller spécial du Secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon pour la prévention du génocide. Après avoir pris ma retraite des Nations Unies il y a quelques années, j’ai fondé l’Alliance panafricaine pour la transparence et l’État de droit (PATROL-AFRICA), dont l’objectif est de promouvoir la transparence et le respect de l’État de droit et d’agir comme moteur de développement.
A l’occasion du 30ème anniversaire du génocide contre les Tutsis commis au plus près du cœur de l’Afrique dans ce pays d’une rare beauté et d’une grande importance socio-anthropologique, la famille des nations doit tout faire pour accompagner les Rwandais, soutenir les victimes, pour que ce génocide devienne un leçon bien connue pour l’humanité, et pour que les Rwandais eux-mêmes puissent continuer à peaufiner leur réconciliation.
Il faut féliciter la gouvernance qui a réussi l’exploit de transformer une terre sortie d’une terrible tragédie en un pays où il fait bon vivre aujourd’hui. Au-delà de la remarquable reconstruction physique, infrastructurelle et économique, les cœurs et les esprits empoisonnés par la haine doivent continuer à guérir. Le génocide contre les Tutsis au Rwanda a été perpétré à l’échelle d’un pays, mais aussi à l’échelle d’un village, parfois à l’échelle d’une colline ou à l’échelle d’une famille, voire au sein d’un couple.
Cette paix des cœurs et des esprits, cette paix dans les villes et dans les collines, est nécessaire. Cela prendra encore du temps. Tout comme le retour au pays des exilés ou de ceux qui ont fui prendra du temps. Et la justice, dans ce contexte, continuera d’être un ingrédient nécessaire pour que la paix soit durable et enracinée dans les cœurs, dans la transformation profonde et positive du Rwanda et de ses citoyens. Ainsi, à travers le pardon, la parole, la conversation, grâce à la fin du silence, et avec la manifestation de la vérité, la paix s’ancrera plus profondément, au niveau socio-anthropologique, dans l’espace spirituel et sur le terrain politique, entre les Rwandais.
Par ailleurs, la paix dans la sous-région, notamment dans la région orientale de la République démocratique du Congo (RDC), semble également essentielle à cette équation d’espoir. Les nations de la région des Grands Lacs, le Rwanda, la RDC, le Burundi et d’autres pays méritent toutes la paix. Ce conflit dans l’est de la RDC menace de déstabiliser davantage la région, avec un impact négatif sur la réconciliation dans chacun des pays concernés.
Il est donc crucial que les efforts de rétablissement de la paix, les efforts diplomatiques et les initiatives de médiation soient renforcés pour promouvoir la stabilité dans cette région dévastée. Le regain de tensions militaires et la persistance des activités des groupes rebelles alimentent l’insécurité et la méfiance tout en aggravant une situation humanitaire déjà catastrophique. Travaillons tous à éteindre cet incendie au cœur de l’Afrique, car investir dans la paix de chacun est un investissement dans la paix de tous.
PATROL est prête à soutenir toutes les entités nationales, régionales et internationales de la sous-région pour relever de nombreux défis. En effet, certains des fugitifs recherchés pour leur implication dans le génocide doivent être appréhendés et jugés. Il est nécessaire de garantir la justice et la responsabilité envers les victimes et les survivants, notamment en veillant au renforcement du devoir de mémoire et à la prise en charge des survivants vieillissants, ce qui nécessite des efforts et des investissements à la mesure de la douleur extraordinaire que ces événements ont infligé au corpus d’un pays, au niveau national et individuel.
Malgré les efforts remarquables du gouvernement rwandais, il faut reconnaître que le génocide de 1994 contre les Tutsis au Rwanda a laissé de profondes blessures dans le tissu social du pays. Comment aurait-il pu en être autrement ? Cependant, les Rwandais ont montré au monde qu’il est possible de guérir et d’avancer vers la réconciliation et le pardon.
Je peux témoigner, en tant qu’ancien Greffier, que le TPIR a joué un rôle crucial dans la poursuite des auteurs du génocide, le crime le plus horrible et d’autres crimes atroces. Même si la justice ne pourra jamais effacer complètement les souffrances, elle permet aux survivants de voir que les auteurs des violences ont à répondre de leurs actes. Sur le terrain, au Rwanda même, les juridictions Gacaca, mises en place au niveau local, ont également permis aux victimes de connaître la vérité sur la mort de leurs proches et ont donné aux coupables la possibilité d’avouer leurs crimes et de demander pardon devant la communauté.
Par ailleurs, nous devons saluer le leadership politique et communautaire du Rwanda et celui des dirigeants qui ont donné l’exemple en prônant la paix, la tolérance et la compréhension. Guérir les blessures du génocide contre les Tutsis au Rwanda est un processus continu. Le Rwanda, son chef d’État, son gouvernement et ses élites communautaires ont montré que la résilience humaine peut triompher des tragédies les plus sombres.
PATROL salue la victoire du peuple rwandais sur l’adversité et l’horreur et s’engage à soutenir les efforts de paix et de réconciliation dans la sous-région. Arrêtons à jamais la folie ordinaire qui a permis la perpétration de crimes aussi odieux. Nous n’abandonnerons pas, car face à l’humanité, les démons du mal ne sont jamais loin.
La principale leçon que nous enseigne le Rwanda est que dans les moments les plus sombres de la vie, lorsque le chagrin enveloppe les hommes, les femmes, les enfants ou les nations comme un linceul, il y a toujours une lueur d’espoir, un phare qui guide la famille des nations vers l’aube.
Adama DIENG
Président fondateur de PATROL-AFRICA
Ancien Secrétaire général adjoint des Nations unies/Conseiller spécial pour la prévention du génocide