Présent à Dakar pour la présentation de son dernier long métrage «Black Tea», le réalisateur mauritanien, Abderrahmane Sissako s’est confié à Bés bi. Il parle de son film, du Sénégal et de sa vision du cinéma.
Vous voilà de retour à Dakar, au Sénégal, un pays que vous aimez…
Vous savez, être à Dakar aujourd’hui, en tant que cinéaste africain, c’est un moment très important. Parce que le Sénégal est un pays de cinéma, il a offert à l’Afrique, et même au-delà de l’Afrique, des œuvres immenses avec des metteurs en scène que j’ai eu la chance de rencontrer. Je vais citer les fiertés du continent et du monde : Sembène Ousmane, Djibril Diop Mambety, Willam Mbaye, Samba Félix Ndiaye, Moussa Sène Absa, Mansour SoraWade, Moussa Touré, etc. Je pense que c’est important qu’un pays soit le porte-drapeau du cinéma. Je suis aussi ému d’être là. En tant que citoyen africain, j’ai le sentiment que j’arrive dans un pays dont tout continent peut être fieraujourd’hui, avec ce qui s’est passé récemment ici, qui, pour moi, est comme une victoire africaine. Nous faisons confiance à ce grand pays qui peut trembler, mais ne tombera pas. Parce qu’il y a des bases qui sont solides. Je veux me rabaisser devant la force de la jeunesse sénégalaise, digne et forte qui s’est battue et continuera de se battre. Car, une élection ne résout pas tout, mais cette jeunesse a été exemplaire.
«Black Tea» marque votre retour au long métrage, dix ans après le succès de «Timbuktu». Comment l’avez-vous abordé ?
Ce temps peut paraître long, mais j’ai été accaparé par d’autres activités comme la mise en scène d’un opéra (le spectacle musical «LeVol du Boli» sur une musique de Damon Albarn, en 2020), la réalisation de deux courts métrages… J’ai aussi élevé mon enfant qui a aujourd’hui 9 ans. «Black Tea» a été développé dans des conditions particulières. Son histoire se déroule quasi-intégralement en Chine. Or, nous avons été longtemps suspendus au feu vert des institutions chinoises pour pouvoir y tourner. Allaient-elles nous autoriser à tourner sur place ? Cette attente a duré neuf mois au bout desquels tout s’est arrêté, malgré le soutien de notre coproducteur chinois.
Qu’est-ce qui explique cela ?
Parce que les instances qui valident les autorisations de tournage estimaient que cette histoire d’amour entre une Ivoirienne installée à Guangzhou et un Chinois ne cadrait pas avec les valeurs qu’elles cherchent à véhiculer. Le pouvoir du cinéma peut faire peur. C’est dommage. «Black Tea» n’a, en effet, rien de critique vis-à-vis de la Chine. J’assume la part romanesque, proche du conte, de cette histoire d’amour. Une histoire censée s’inscrire dans un lieu très précis, le quartier baptisé LittleAfrica à Guangzhou, surnommé également Chocolate City où se trouve une forte diaspora africaine. C’est un film important comme tout film que nous faisons. Parce que ça me sortais du continent pour encore une fois évoquerl’Afrique d’une autre façon.
Votre film parle d’identité avec différentes thématiques qui reviennent comme l’émigration, l’acceptation, le mariage des couples mixtes. Pourquoi est-ce important pour vous ?
Si on prend le personnage de Aya dans ce film, il était important pour moi de parler de la femme de façon générale, il n’y a pas une particularité africaine. Parce que le personnage de Aya on le retrouve dans d’autres personnages. Que ce soit Ying qui est divorcée, que ce soit Douée la coiffeuse, etc. Donc, tous ces personnages féminins nous montrent combien dans nos sociétés les femmes peuvent se battre dans leur quotidien. Et cette particularité, ce n’est pas seulement l’Afrique.
Pourquoi un choix de langues diversifiées :anglais, mandarins et français, avec des cultures profondes, le racisme. Comment s’est établi ce processus surtout dans le casting ?
J’ai choisi cette aventure parce que dans mon film «En attendant le bonheur», il y a une petite séquence où l’on voit un Chinois en Mauritanie qui est vendeur de petits objets. Et une autre où un Chinois dîne dans un petit restaurant avec une Africaine. Déjà, je voulais montrer que l’Afrique est aussi et d’abord une terre d’immigration. Il n’y a pas que l’Africain qui quitte son continent pour aller ailleurs, mais elle est réceptive des autres. Donc, ce phénomène de la Chine, des Chinois qui s’installent, j’ai abordé l’immigration dans ce sens-là. Plus de 20 ans après, j’essaie de montrer quelque part que le monde n’est pas seulement Washington, Paris, Londres… Et«Black Tea», c’est vraiment une histoire d’amour, une histoire où le rejet de l’autre est présent. Mais c’est aussi un film qui cherche à voir une force de la jeunesse, une force africaine. L’humanité n’est que rencontre, nous sommes tous nés d’une rencontre quelque part. Je préfère ne pas utiliser le terme «racisme», mais le rejet de l’autre, la méconnaissance de l’autre, la peur que l’autre peut créer parce qu’on ne le connait pas, l’artiste doit toucher ces sujets et le montrer s’il le peut.
Pourquoi l’art du thé a eu une place de choix dans ce long métrage ? C’était quoi la symbolique ?
Avec le thé dans «Black Tea», je voulais d’abord montrer que Aya s’intéresse à l’autre, à la culture de l’autre. Et elle veut construire quelque chose, donc elle choisit le thé. Mais symboliquement, le thé en Chine était très important, je voulais montrer qu’elle (Aya) était capable d’embrasser la culture de l’autre. Sur le plan cinématographique, créer dans cette cave, dans ce sous-sol, ce dispositif d’apprentissage du thé pour donner à ces deux personnes, Aya et Cai, une forme d’intimité. C’est un cinéma qui ne montre pas forcément que les gens s’embrassent, il y a le respect de l’autre, une quête de quelque chose, avant de se lancer dans une aventure beaucoup plus complexe qui est de se marier. Donc, le thé permettait ce rapprochement entre eux deux (…).
Justement, «Black Tea» débute par une scène de mariage où Aya ose dire non. Quelle est la portée politique de votre film ?
Des femmes qui disent «non» le jour de leur mariage, il en existe en Afrique, mais aussi en Europe et ailleurs. Ce qui importait, c’est ce«non», aujourd’hui, comme une façon de refuser la société dans laquelle nous vivons. Le cinéma a souvent besoin de partir d’une situation radicale pour déployer une histoire. En l’occurrence ici, celle d’une jeune femme libre qui décide de partir loin de chez elle. En cela, mon actrice principale, Nina Mélo, a effectué un travail impressionnant pour apprendre à parler le chinois. Il lui a fallu six mois pour connaître son texte. Pour bon nombre d’Africains, l’Europe a longtemps symbolisé la promesse d’un autre monde possible. Nous sommes à un moment de l’histoire où le continent africain, fort de sa démographie et de ses richesses économiques, pèse de plus en plus sur la scène internationale. C’est le cas aussi de la Chine. Avec «Black Tea», je veux simplement rendre compte des relations qui existent entre ces deux cultures.
À quand remonte cette envie de filmer cette histoire sino-africaine ?
Je porte ce sujet depuis le début des années 2000 et le tournage de mon film «En attendant le bonheur», dans lequel nous voyions déjà apparaître un couple sino-africain. Il a fallu du temps pour que cette histoire se concrétise dans mon esprit. Après le succès de «Timbuktu» (2013), j’ai entrevu la possibilité de le tourner, mais le temps du cinéma est un temps spécial, comme je l’évoquais au début de cet entretien.
Par Adama Aïdara KANTE