Entre le pouvoir et la presse, la relation oscille et chancelle à la fois. Autrement dit, elle n’est ni fixe, ni linéaire. Derrière le sarcasme ou la raillerie d’une part et la colère froide d’autre part, ils se laissent aller à leurs mauvais penchants au détriment d’un équilibre -fut-il précaire- des rapports qu’ils entretiennent par nécessité.
La dernière sortie du Premier ministre Ousmane Sonko, estimant n’avoir de compte à rendre aux journalistes, sonne comme une alerte. Au lendemain de la présidentielle dont son camp est sorti victorieux, il accède à une nouvelle puissance qui dépasse de loin celle dont il pouvait se prévaloir alors quand il était dans l’opposition.
Devenu Chef de gouvernement, il cristallise sur lui l’attention et attire les médias qui, à leur tour, l’observent dans l’action, le jaugent et le jugent sans toutefois se prêter à un quelconque jeu présomptueux. Or la prudence de Sonko, disons même la distance qu’il observe à l’égard de l’espace médiatique s’explique par la relation heurtée qu’il a eue avec la profession l’obligeant du reste à explorer avec succès les réseaux sociaux comme média alternatif.
Arrivé au pouvoir dans ces conditions, il peut dans une certaine mesure livrer une opinion moins avantageuse sur cette presse qui s’intéresse (soudain) à lui et de plus en plus. Néanmoins, l’actualité dicte sa loi. Quand l’intérêt et l’importance coïncident, il ne fait de doute que les médias accourent. Ils font le travail qui est attendu d’eux : rapporter le fait en le contextualisant puis le mettre à la disposition des publics qui apprécient.
Plus facile à dire qu’à faire chez nombre de confrères mus, eux, par la passion, l’exagération délirante ou la rétention erronée. L’ambiguïté de situation n’exonère pas les journalistes de leurs devoirs et responsabilités. Clairement.
Une autre difficulté surgit avec l’interprétation de l’information de surcroît diffusée plus largement et plus rapidement. Le pouvoir politique jouissait du privilège du secret. Mais avec les évolutions, il a perdu cette faveur médiévale désormais accessible aux médias qui s’en délectent sans modération.
Les réserves de Sonko s’apparentent à une crainte non avouée d’une autorité amoindrie. Car détenir une information confère un pouvoir presque exclusif. Ce n’est plus le cas de nos jours surtout avec l’avènement de l’Internet et l’extension à l’infini des moyens de diffusion et très certainement aussi des sources qui se multiplient à l’excès.
L’opinion publique se dilate et cesse d’être homogène à cause d’une pluralité mal maîtrisée. Pendant longtemps l’on a cru que le pluralisme des idées garantissait à la démocratie sa solidité. A l’expérience c’est moins évident. Puisque l’éclosion des opinions s’opère sans filtre. Si bien que la rumeur, le mensonge et la manipulation coexistent avec la vérité souvent malmenée, parfois tronquée et peine sous ce rapport à triompher devant des publics incrédules mais adeptes du « vrai-faux » et de l’approximation. Aucun remord professionnel n’effleure l’esprit de ces acrobates de l’espace public.
Au contraire, ils s’accommodent de ce délitement et ne rencontrent pas de résistance sur leur progression. L’obscénité envahit les plateaux de télévision, les studios de radios ou les colonnes de journaux. Plus grave, elle s’étale à profusion sur les réseaux sociaux, désormais adversaires des médias classiques qui évoluent à pas de caméléon.
La presse constitue une force qui s’ignore. Plus grave, elle se méconnaît. Les variations d’intérêt des publics en gestation déroutent les gestionnaires des médias partagés entre les goûts, les attentes, les désirs, les impératifs commerciaux et les rigueurs éditoriales. Un cocktail en somme.
Les « gardiens du Temple » tiennent à s’acquitter du devoir d’informer le public. C’est l’offre immuable des journaux devant une demande des lecteurs, des auditeurs, des téléspectateurs (et des internautes) en évolution constante. Quelle option vont désormais privilégier les entreprises de presse pour transcender la crise qui les affecte ?
Une entreprise produisant des biens et des services, peut changer si son offre ne correspond pas une demande. L’entreprise de presse ne le peut : informer est sa raison d’être. A elle d’adapter son offre qu’elle ne peut en aucun cas changer. Sinon, elle cesse d’être une entreprise de presse.
Si elle ne peut gagner de l’argent (par croissance) elle doit au moins ne pas en perdre pour parvenir à l’équilibre. Par sa spécificité et sa nature, elle ne peut vivre de ses seules ressources propres. Son déficit de créativité et d’innovation l’oblige à recourir à des apports (publics ou privés), connus ou méconnus (ou cachés pour d’évidentes raisons).
Une ironie incisive accrédite l’idée que les médias n’écartent même plus les ressources occultes qu’elles soient fréquentables ou encombrantes. Une certaine pudeur subsiste encore et toujours dans le rapport des médias à l’argent. Ils en veulent mais pas à n’importe quel prix. Ils n’en ont pas assez et s’efforcent d’en avoir en se fixant des limites à ne pas franchir.
Faute de moyens conséquents, nombre de médias dissimulent leur faiblesse en vantant soit l’indépendance acquise ou la liberté conquise. Bien que séduisante, cette rhétorique est plus imaginaire que réaliste. Prosaïquement, elle relève d’une fiction. Le public et le marché se confondent maintenant. Conséquence : le sérieux fait moins recette devant le comique et le burlesque dans les médias.
L’aide de l’État est bien disponible. Mais d’un régime à un autre, les humeurs changent, de même que les priorités. Inféodés par habitude à cet appui, bien des groupes de presse ont cessé d’entreprendre pour s’en défaire. Par paresse et par accoutumance.
Le réveil risque d’être brutal si le nouveau pouvoir en place change les règles d’attribution et d’affectation. Ils s’abstiennent d’explorer de nouvelles voies, se contentant le plus souvent de ronronner en reproduisant les mêmes schéma d’organisation alors que les besoins évoluent, les modes de consommation se redéfinissent et des mutations sont en cours avec une digitalisation des usages à une vaste échelle.
Comprennent-ils qu’ils ne sont plus les « maîtres des horloges » ? D’ailleurs l’ont-ils été ? Face à ce dilemme, l’État se veut toujours le garant du pluralisme des médias. Mais en même temps, il ne se prive pas d’agiter le « fouet » pour siffler la fin d’une certaine récréation précisément à l’endroit d’une certaine presse.
Cette pratique d’un autre âge devrait être abandonnée compte tenu de la longue marche de notre pays. La presse est une composante indéniable de notre démocratie. Elle en est même un pilier fondamental. Que serait notre parcours démocratique sans l’apport des médias ? S’en prendre à la presse c’est renverser la démocratie sénégalaise qui a dessiné sa figure actuelle au prix d’un long, laborieux et sinueux parcours jalonné de souffrances, de privations, de frustrations.
Chaque génération d’acteurs apporte sa contribution au relèvement du niveau d’exigence. De l’encre « débile » à l’isoloir, de l’identité de l’électeur au choix multiple des bulletins, en passant par la proclamation des résultats dans les bureaux de vote ou la dénonciation des mandarins locaux qui influençaient le vote, la connivence du commandement territorial, les péripéties ont été nombreuses et douloureuses.
Rien n’est acquis définitivement. Ni la démocratie. Ni la liberté. A tous les stades dévolution, la vigilance s’impose. Et la conscience en éveil.
Par Mamadou NDIAYE