F.V.V.A. est le sigle utilisé pour Femmes, Voitures, Villas, Argent, le titre d’un film réalisé par Moustapha Alassane, sorti en 1972. Dans cette production vieille de plus d’un demi siècle, le cinéaste nigérien alertait déjà sur la proportion de plus en plus inquiétante que prenaient le goût du lucre et de la jouissance ainsi que la quête effrénée de biens matériels dans les sociétés africaines modernes.
Les signes extérieurs répertoriés alors comme facteurs de réussite sociale restent d’actualité, renforcés par de nouveaux besoins tout aussi exigeants : le téléphone portable qu’il faut changer à la vitesse vertigineuse des progrès technologiques ; les mèches naturelles qui coûtent une fortune ; des vacances à Dubaï ; le bâtré (distribution ostentatoire de billets de banque) à l’occasion de cérémonies ; etc.
La mise en exergue de cette réalité sociologique vise à rappeler une dimension majeure de la pression qui pèse sur notre jeunesse, les nouveaux rêves concoctés par une société qui place la barre chaque jour un peu plus haut. L’aspiration aux nouveaux canons du bien-être et la volonté de prouver qu’on est à la hauteur, ont fini de transformer nos jeunes en aventuriers intrépides de la mer et du désert. Tels les lemmings des toundras, ils s’engagent dans des voyages qui, pour bon nombre d’entre eux, sont sans retour. Interrogez les survivants de ces tragédies, certains répondront sans ambages qu’ils ne regrettent rien et qu’ils repartiraient à la première occasion.
Quelles lecture et solutions face à ce drame qui vide notre pays d’une partie de ses forces vives ?
Il est essentiel de disposer de statistiques fiables sur le rapport entre les migrants qui réussissent la traversée et la pénétration en Europe et en Amérique, d’une part, et, d’autre part, ceux qui perdent la vie en route ou sont refoulés dès leur arrivée. Les médias s’appesantissent généralement sur les accidents et les « échecs ». Or, bien souvent, les candidats au départ ont des amis, des parents ou encore des voisins qui ont tenté l’aventure et sont arrivés à destination, sans trop de dommages. Mieux, ils sont des témoins oculaires de leurs réalisations au pays : les transferts d’argent ; la maison construite ; la voiture achetée ; en un mot, l’amélioration des conditions de vie des familles, la « réussite » tant espérée. Il va sans dire que pour cette catégorie de candidats, toute communication consistant à réduire l’émigration irrégulière à l’échec, voire à la mort, ne peut susciter que scepticisme.
Les statistiques en question devraient donner une idée de ce que deviennent ceux qui parviennent à « échapper ». Un aspect indissolublement lié à la question suivante : comment expliquer la relative porosité des frontières européennes et américaines concernées, si l’on sait que ce sont des centaines, voire des milliers, de migrants qui parviennent à passer entre les mailles des filets, en dépit des moyens technologiques énormes dont disposent les pays cibles (drones, satellites, …) ? La vérité est que la plupart de ces migrants, presque sans droit, en raison de leur vulnérabilité administrative, servent bien souvent de main d’œuvre bon marché à des chefs d’entreprise véreux. Dans des pays ayant des services de renseignement généralement compétents, il est difficile d’envisager que tout ce travail au noir puisse se faire à l’insu de l’Etat et de ses démembrements. Ce ne serait guère une vue de l’esprit de penser qu’une certaine administration décide de fermer les yeux pour booster la production locale. L’existence de réseaux de trafic humain est un secret de Polichinelle. Plus d’une fois, des films documentaires de grandes chaînes de télévision du Nord ont mis à nu l’emploi clandestin de milliers de migrants africains et asiatiques.
Ce qui précède exige de nos Etats une diplomatie efficace en matière de mobilité internationale de nos concitoyens. L’absence d’approche holistique du problème a fait que jusque-là toutes les solutions proposées ont échoué. Nul ne peut dénier aux pays cibles le droit et le devoir d’élaborer leurs propres politiques migratoires. De la même manière, ces pays auraient tort de penser que des barbelés et des contingents de policiers suffiraient à arrêter le phénomène. C’est dire que toutes les parties ont intérêt à jouer franc jeu, dans le cadre d’un partenariat mutuellement bénéfique : prise en compte des besoins respectifs ; mécanismes d’attribution de visas et de titres de séjour plus souples et respectueux de la dignité humaine ; mutualisation des moyens pour la surveillance des zones de départ.
Toutefois, il faut souligner que les solutions déterminantes ne peuvent être qu’endogènes et sont d’ordre économique et culturel. En effet, sans une économie dynamique, génératrice de richesses et d’emplois valorisants, il sera impossible d’empêcher les laissés-pour-compte de tenter leur chance ailleurs. Cela a été dit et répété : la pauvreté, le chômage, la déstructuration de secteurs d’activités telles que la pêche et l’agriculture, le pillage foncier, la faiblesse du tissu industriel, le taux élevé d’abandon et d’échec dans nos écoles, l’inadéquation entre la plupart des programmes de formation et les besoins du marché de l’emploi, le manque de vision et la corruption ont installé le pays tout entier dans la précarité. Une situation qui va de mal en pis, faisant disparaître les lueurs d’espoir et, avec elles, les rêves d’un avenir meilleur à domicile. Dès lors, certains ne voient qu’une issue : partir à tout prix, avec tous les risques que cela comporte. Au moment où nous écrivons ces lignes nous apprenons la découverte, au large des Mamelles, d’une pirogue en dérive, avec à son bord près de deux cents (200) corps en état de décomposition avancée.
Pour inverser cette tendance, il est urgent d’investir massivement dans l’éducation et la formation afin de doter nos jeunes de métiers pertinents dans les différents secteurs d’activités du pays. Cela doit aller de pair avec la création d’un environnement propice à la performance individuelle et collective dans des domaines tels que l’agriculture, l’élevage, la pêche, l’industrie, l’artisanat, le tourisme et les services.
Quant au volet culturel, il constitue le défi le plus important et le plus difficile à relever, car il s’agit de déconstruire un système de valeurs profondément ancré dans notre conscience collective : le culte de l’argent et des biens matériels ainsi que la fascination pour l’Occident, perçu comme un eldorado, en constituent les principaux piliers. Pour changer la donne, il faut entamer sans délai le travail titanesque de réinvention d’une autre culture, pas à pas, grâce à un système éducatif reformaté et impliquant tous les pans et outils existants : la famille, l’école réformée, les médias, le mouvement associatif et bien d’autres mécanismes. La finalité de cette entreprise est de donner un nouveau contenu aux notions de réussite et de richesse, d’exhorter à plus de sobriété et de restaurer l’espoir que l’on peut vivre heureux en restant au Sénégal. Un certain nombre de pays asiatiques ont réussi le pari de la fixation volontaire de leurs citoyens, grâce à des politiques de développement génératrices de bien-être pour le plus grand nombre.
En attendant, le plus urgent est d’arrêter l’hécatombe. Pour ce faire, l’Etat doit agir sans faiblesse, en alliant sensibilisation et sanction sévère des passeurs mais aussi des candidats. Réduire ces derniers à de simples victimes relève d’une démagogie destructrice.
Il va sans dire que le combat à mener a besoin d’un portage populaire : c’est la communauté tout entière qui doit se mobiliser pour mettre un terme à la tragédie qui frappe quotidiennement des dizaines de familles tout en vidant le pays d’une force de travail inestimable.
Diom Wouro BA