L’insecte, » enfermé » dans une moustiquaire, peut sembler être piégé. Mais en réalité, la mouche soldat noire libère les habitudes alimentaires et incarne « l’alimentation du futur » selon des scientifiques. Ses larves, sources de protéines, sont devenues une véritable industrie mondiale et une alternative à la farine de poissons.
Au Sénégal, des chercheurs, loin des projecteurs, mènent la réflexion pour en faire un aliment de premier plan pour le secteur aquacole. Et ce, dans un contexte marqué par la surexploitation des ressources halieutiques et la problématique de la farine et de l’huile de poisson. Mais le chemin est encore long. Le financement et les appréhensions sociales sur les insectes constituent des freins.
De l’extérieur, la serre tout en verre, sauf la devanture, vous donne déjà un aperçu. Docteur Waly Ndiaye et ses collègues sont en pleine activité. Ce jour-là, ils accueillent deux stagiaires en quête de savoir à Dakar. Une femme et un homme de l’ISEP (Institut Supérieur d’Enseignement Professionnel) de Matam. À l’intérieur, les étudiants observent les bassins aquacoles remplis de poissons. Les espèces ( tilapia et clarias) flottent subitement à la surface de l’eau. « Elles s’agitent lorsqu’on s’approchent du bassin », explique l’ingénieur halieute. Waly Ndiaye tient dans sa main gauche un pot d’aliments granulés pour la pisciculture. En blouse blanche, le chercheur avance avec et guide nos pas dans la serre.
Une plateforme dénommée « Aar Sunu Gueej » (protégeons la mer). Elle est basée au campus ISRA (Institut Sénégalais de Recherches Agricoles) et IRD (Institut de Recherche pour le Développement) de Bel-Air. « Nous menons ici des expériences sur la nutrition, l’alimentation et la reproduction. Nous cherchons à produire des alevins de qualité pour aider les producteurs » informe Fulgence Diedhiou, le responsable technique.
Mais au sein du campus, une autre unité de recherche aquacole, a volé la vedette à la serre ! Créé vers 2020, l’endroit est moins spacieux mais grandiose par la vision. Il sert à la production de protéines d’insectes pour l’élevage et pour l’aquaculture. Également de l’équipe de l’ISRA, Arkeita Mendy nous ouvre les portes de l’unité. Une lumière verte jaillit, une fois le seuil de celle-ci franchi. C’est le reflet d’un mini-projecteur placé dans un coin de l’insectarium.
L’insectarium, un espace en moustiquaire pour la reproduction de mouche soldat noire. « Cette première pièce est le lieu d’élevage des mouches adultes » nous renseigne la spécialiste en biologie animale. L’entomologiste ajoute que c’est dans un bac rouge à l’intérieur que vont se développer les pupes. A ce stade, l’insecte se métamorphose à l’intérieur de son cocon. Tout un cycle de vie entre l’œuf , la larve, la pré-pute , la pute avant Hermetia illucens (le nom scientifique de la mouche).
« Pour le moment, vous avez vu les pupes. Mais au bout d’une semaine, vous verrez la Mouche Soldat Noire (MSN) ! » prévoit Arkeita Mendy avec enthousiasme.
Rendez-vous est pris ! Nous reviendrons pour le suivi du processus d’éclosion. « Des soldats noirs », dont les larves sont une source de protéines pour l’alimentation animale et en particulier pour l’aquaculture. Elles peuvent remplacer la farine de poissons, qui participent à l’épuisement des stocks, soutiennent des scientifiques.
La solution de la MSN et l’équation de la farine de poisson
L’engouement scientifique autour de la farine d’insectes est réel au Sénégal. La recherche dépasse même les frontières du campus de ISRA/IRD. Pour s’en rendre compte, nous prenons la direction de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Non loin de la Bibliothèque Centrale, se trouve la « discrète » station aquacole. Elle forme les étudiants de l’Institut Universitaire de Pêche et d’Aquaculture (IUPA). Le Professeur Jean Fall est l’un des pionniers dans ce domaine. Il nous accueille et passe le relais, avec fierté, à Alla Ndione.
L’étudiant, en deuxième année de thèse, travaille sur la mouche soldat noire. Et d’ailleurs, sur la paume de sa main droite, il nous montre l’insecte. La mouche, originaire d’Amérique, ressemble à une guêpe. Mais elle ne pique pas et ne mord pas. « Elle est inoffensive. Tenez pour voir ! » plaisante le jeune chercheur.
Le professeur Fall reprend la parole et se lance dans une séance d’explications. « La mouche soldat noire permet de transformer les matières organiques en protéines alimentaires ou en engrais » précise l’enseignant-chercheur. Un insecte aux mille vertus, ajoute-t-il. Il est convaincu que c’est une réponse durable à la surexploitation du poisson. Et les études menées par l’IUPA, le prouvent, martèle l’expert en aquaculture. Ce dernier explique que leurs travaux ont montré que « les farines d’insectes sont riches en protéines, souvent de 30 à 60 % de leur poids sec ». Et les larves de mouche soldat noire, par exemple, « contiennent environ 40 à 45 % de protéines. » il s’y ajoute « les minéraux essentiels comme le fer, le zinc, le calcium, et le magnésium ».
Docteur Waly Ndiaye du Centre de Recherches Océanographiques de Dakar-Thiaroye (CRODT) fait la comparaison avec la farine de poisson. Celle-ci est fabriquée à partir d’un stock important de pélagiques. « Cette espèce est un maillon essentiel de la sécurité alimentaire au Sénégal. C’est aussi un élément de base pour l’alimentation des autres espèces de poissons », constate d’abord l’ingénieur halieute formé notamment à l’agro-campus de Rennes (France). Il enchaîne en expliquant qu’avec la farine de poisson, la pression sur la ressource est énorme.
Et d’ailleurs, les chiffres en disent long. Nous avons consulté le mémoire d’Abdou Aziz Dabakh Sall du Centre National de Formation des Techniciens des Pêches et de l’Aquaculture. Il est intitulé : « effets du remplacement de la farine de poisson par la farine de mouche soldat noire sur la croissance et la survie du clarias gariepinus ». Il renseigne que : « les 46% de la production mondiale de la farine de poisson sont destinés à l’aquaculture, 24% à l’alimentation des porcs, 22% aux ruminants, et le reste aux animaux domestiques et produits pharmaceutiques ».
Une donne que les organisations écologiques prennent en compte. C’est le cas de Greenpeace Afrique de l’Ouest. Elle a publié un rapport en 2019 pour alerter sur « le désastre socio-écologique » de l’industrie de farine de poisson. Selon l’ONG « plus 500.000 tonnes de poissons qui pourraient finir dans l’assiette de 33 millions de personnes en Afrique sont transformées par an en farine et huile de poisson pour des secteurs comme l’aquaculture, l’agriculture, les compléments alimentaires… ».
Une « surexploitation » qui profite aux pays européens et asiatiques, principaux destinataires et sans oublier la dégradation du cadre de vie des populations. Face à la problématique, des scientifiques misent sur la farine d’insectes dont celle de mouche soldat noire. Elle est devenue une véritable industrie dans de nombreux pays y compris africains. Au Sénégal, les larves peinent à se frayer un chemin malgré une connaissance universitaire solide. Mais des acteurs s’y mettent et croient à l’industrialisation.
Le défi de l’industrialisation
Au campus ISRA/ IRD à Bel-Air, des pupes remplissaient un bac rouge dans l’insectarium. Une semaine après, nous sommes de retour. Premier constat : des mouches soldats noires occupent désormais l’espace-moustiquaire. Certaines statiques. D’autres volent à l’intérieur. Autre élément crucial du processus : les planchettes en bois. Elles sont posées sur un autre bac de stockage d’aliments. Celui-ci, contient du maïs, du blé, de l’arachide… C’est l’odeur des aliments qui attirent les femelles après l’accouplement avec les males. Elles pondent entre les planchettes en bois explique Arkeita Mendy de l’ISRA. Et ce n’est que la partie visible de l’iceberg.
Le chercheur Waly Ndiaye, nous fait découvrir la pièce « Incubateur ». Il ouvre l’appareil avec des étagères à l’intérieur. Sur la dernière, des planchettes en bois (des pondoirs) posées au-dessus d’un bac. Les œufs vont se transformer en larves. Celles-ci vont se démultiplier en se nourrissant de fruits et légumes broyés. Des déchets qui pourraient se retrouver dans une décharge dakaroise à ciel ouvert et qui sont recyclés.
Et au-delà des chercheurs, en dehors des laboratoires, ces déchets font le bonheur de producteurs de farine d’insectes dans le monde. En revanche, au pays de la Teranga : faut creuser, fouiller et bêcher pour avoir une piste ou une entreprise dans le domaine. Elles sont encore rares au Sénégal. Nos investigations mènent au rond-point Zac Mbao. Un axe routier, entre pollutions sonore et automobile. Mais loin de la poussière et la fumée des véhicules, se cachent une « transformation écologique » : Neofarm.
Une biotechnologie sénégalaise dont l’objectif est d’atteindre l’industrialisation de produits issus de l’insecte. L’initiative est logée au sein des locaux de RUFSAC (Société Rufisquoise de Fabrication de Sacs). Et son crédo en dit long : « se servir du pouvoir des insectes pour produire des ingrédients de haute qualité ». Mansour Niang et Julie Crémieux co-fondateurs, sont au cœur. Sur place : des cases de moustiquaires remplies de mouches soldats noires. « Pour le moment, nous avons une unité pilote en phase d’être industrialisée. Aujourd’hui, nous cherchons des financements parce que nos clients sont dans l’agro-industrie », précise la chimiste et environnementaliste. Julie Crémieux ajoute que « les demandeurs ont besoin de milliers de tonnes de leurs produits ». Neofarm, sur la bonne voie, n’a pas encore atteint cet objectif.
Mansour Niang est très optimiste. Selon lui, « l’industrialisation de la farine d’insectes est bel et bien possible au Sénégal ». Mais le financier de formation liste quelques obstacles : la technologie, les financements et la viabilité économique. Il enchaine en soulignant que le nerf de la guerre reste les fonds puisque les « compétences techniques sont déjà là ». Mansour Niang explique que « des structures se sont développées, notamment en Europe, c’est avec l’aide de l’Etat ».
Justement, nous sommes entrés en contact avec Agronutris. L’un des leaders mondiaux de la production de protéines à partir d’insectes. Sa première usine, dans le nord-est de la France, traite 70 mille tonnes de bio résidus au moins par an. Elle produit 5 mille tonnes de farine d’insectes. Agronutris fait focus sur la mouche soldat noire. Joint par visio-conférence, Cédric Auriol, s’explique sur ce choix. « Nous avons décidés de nous concentrer sur cet insecte car il offre les meilleures possibilités de bioconversion, de transformation de déchets en ingrédients de haute qualité », informe le co-fondateur de l’industrie créée en 2011.
Autres facteurs : c’est son cycle de vie très court et sa capacité de reproduction. « La larve de mouche soldat noire multiplie son poids par 10.000 en 15 jours seulement » chiffre Cédric Auriol.
Le poids des appréhensions et les assurances scientifiques
Neofarm a su développer, à petite échelle pour le moment, une chaine alimentaire autour des larves de la mouche soldat noire. L’espace aménagé pour accompagner la partie recherche en est une parfaite illustration. C’est pour la réception des déchets organiques. On y trouve une dizaine de poubelles contenant des restes alimentaires : oranges, pastèques, choux… « Des déchets de cuisine traités pour enlever surtout les plastiques », fait observer Julie Crémieux.
L’équipe de Neofarm en mobilise au moins 600 kilos par semaine. ils sont notamment broyés pour nourrir les larves. Un système qui renvoie à l’assertion écologique : rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.
Autant d’atouts exposés par les acteurs face aux réticences sociales parfois exprimées. Un petit sondage : questions / réponses, pas forcément représentatif mais assez révélateur. Nous avons interrogé une vingtaine de personnes. Toute sensibilité confondue. Du mécanicien, au fonctionnaire, en passant par la maquilleuse ou le journaliste. Nous leur avons demandé : connaissent-ils la farine à base d’insectes ? Admettent-ils de consommer un poisson nourrit de farine de mouche soldat noire ? Qu’en pensent-ils du sujet ?
Mais le constat est là : l’écrasante majorité méconnait le sujet et peine à l’accepter. Et pourtant, la parole scientifique tente de rassurer. Pour docteur Waly Ndiaye, il faut faire la part des choses. Il précise que la mouche évolue dans un environnement restreint et maitrisé. Il ajoute que même si les déchets ont un niveau de pathogénicité élevé, les larves ont un équipement enzymatiques pour faire face. L’ingénieur halieute mentionne aussi le processus de stérilisation par la température sans dénaturer la farine. Dans la même veine, Mohamet Niang de Neofarm affirme et estime que la farine d’insectes n’est pas forcément en déphasage avec les habitudes alimentaires. Et puis il pose une interrogation : comment sont nourris les poulets (locaux) élevés en plein air ? « ils mangent les larves et autres qu’ils trouvent dans le sol. Et pourtant les gens considèrent qu’ils sont de meilleure qualité » remarque M. Niang.
Le regard de l’Agence Nationale de l’Aquaculture ( ANA)
La farine d’insecte de MSN suit son chemin au Sénégal. Les scientifiques y croient et des acteurs s’y lancent. Mais quel est apport de l’Agence Nationale de l’Aquaculture ? Samba Ka est désormais à la tête de la structure. Il fût chef de département gestion ressources halieutiques, pêches et aquaculture à l’Université Sine Saloum El Hadji Ibrahima Niasse de Kaolack. Le nouveau Directeur Général de l’ANA campe d’abord le décor en faisant la situation du secteur.
« Les pêcheries sont en train de décroitre depuis plusieurs années et l’alternative inéluctablement : c’est l’aquaculture », soutient M. Ka. « Un secteur porteur de sécurité alimentaire et d’emplois ». Mais il stagne dans notre pays. Au Sénégal, l’aquaculture pèse moins d’un 1 % dans la production halieutique a constaté, Dr Fatou Diouf la ministre de tutelle. C’était lors de la 20 ème session du comité des pêches continentales et de l’aquaculture d’Afrique. Elle a réuni, à Dakar, du 23 au 25 Septembre 2024, des experts venus des quatre coins du continent voire du monde.
Dr Samba Ka donne les raisons de cette faible performance. Selon lui, l’un des principaux problèmes : c’est l’accès aux intrants. Il cite l’approvisionnement en alevins alors que le Sénégal ne produit pas un aliment (industriel) de qualité. Le directeur de l’ANA explique que « dans les pays où les coûts de production sont maitrisés, l’alimentation représente 50 % ». Ce qui n’est pas le cas de l’aquaculture sénégalaise. Elle nage dans un paradoxe ! Notre pays dispose de la matière première (la farine de poisson) et en exporte même », souligne-t-il. C’est pourquoi sa direction prévoit la construction d’une unité de production d’aliments dans le nord du pays. Le financement a été bouclé et l’accord signé avec un industriel.
Samba Ka reconnait la pression sur les petits pélagiques et comprend les inquiétudes autour de la problématique des unités de farine de poisson. En revanche, sur la solution de la farine d’insecte, il s’interroge sur la disponibilité. Sommes-nous capables d’en fabriquer, en masse, autant que l’huile de soja par exemple ? Ce n’est pas évident martèle l’ancien responsable de département à l’Université Sine Saloum. Un autre enjeu selon lui : c’est l’acceptabilité sociale. « C’est un critère important quand on fabrique un élément ». Tout de même, Samba Ka encourage la recherche sur la question et ne ferme pas la porte à la collaboration.
Ça tombe juste ! Les scientifiques comme le Professeur Jean Fall de l’IUPA et docteur Waly Ndiaye du CRODT y croient dur comme fer. Ils espèrent que la mouche soldat noire va bientôt quitter les « enclos » des moustiquaires pour porter sur ses ailes » le secteur de l’aquaculture, en Afrique et au Sénégal en particulier.
Reportage réalisé par Pape Ibrahima NDIAYE
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