Le 7 juillet dernier, s’est éteint Momar Coumba Diop dans un hôpital parisien, des « suites d’une longue maladie ». Momar Coumba était né le 6 décembre 1950 à Ouarkhokh, dans le département de Linguère. Après avoir suivi des études primaires effectuées dans sa région d’origine, il a effectué ensuite sa scolarité secondaire au lycée Blaise Diagne. En 1971, ll s’est inscrit comme étudiant au département de philosophie à l’université de Dakar. Ayant obtenu sa maîtrise, il est parti en France, en 1976, à Lyon II pour s’inscrire en doctorat de troisième cycle. En 1980, il a soutenu sa thèse intitulée : La confrérie mouride : organisation politique et mode d’implantation urbaine. De retour au Sénégal, après un bref passage au Conseil économique et social, il est recruté en 1981 à l’Université de Dakar, comme enseignant de sociologie au sein du département de philosophie (Remarque : le département de sociologie fermé après 1968 n’a été ré-ouvert qu’à la fin des années 1980). Cependant, à la suite d’une opération chirurgicale très importante, il n’a pu continuer à faire cours et a été affecté à l’IFAN sur un poste de chercheur. En 2015, il est parti à la retraite, dans la plus grande discrétion.
En dépit d’une trajectoire de carrière qu’il faut bien qualifier d’ordinaire, Momar Coumba Diop demeurera comme un auteur éclectique et prolifique pour les sciences sociales au Sénégal. Il a su mettre le doigt sur des questions importantes, en apportant des matériaux empiriques solides tout en ayant lu et assimilé la littérature existante sur les sujets qu’il abordait.
Ainsi, avec sa thèse, il a été le premier à mettre en évidence la dynamique urbaine du mouridisme alors que, jusque dans les années 1970, les études sur la confrérie, se concentraient sur son implantation, dans la région centrale, la ville sainte de Touba et les milieux ruraux alentour, en lien avec la filière arachidière (voir en particulier les travaux de Donal Cruise O’Brien ou Jean Copans). Il a éclairé les ressorts de ce dynamisme urbain, en s’intéressant au rôle des dahiras, qui organisaient des récitations de coran ou des conférences religieuses, susceptibles de créer de nouveaux liens de sociabilité religieuse, notamment en direction de la jeunesse. Dans les années qui ont suivi, il a effectué des enquêtes sur les ouvriers de la Compagnie sucrière sénégalaise (CSS) dans le cadre de recherches également novatrices sur les classes ouvrières en Afrique initiées par Jean Copans.
Puis avec la parution de l’ouvrage le Sénégal sous Abdou Diouf co-écrit avec Mamadou Diouf (paru chez Karthala en 1990), il s’est livré à une analyse socio-politique de la succession de Senghor, avec les tentatives de réformes de l’Etat découlant notamment de la nécessité de trouver des réponses à la contestation sociale sous-tendue par les forces contre-hégémoniques issues de la gauche clandestine mais également quelques années plus tard sous la contrainte des exigences de l’ajustement structurel imposé par les bailleurs de fonds comme le FMI et la Banque mondiale. Cet ouvrage fondé sur un savoir empirique détaillé intégrait et dépassait un certain nombre d’hypothèses théoriques (clientélisme, révolution passive, construction hégémonique, etc.) forgées par des auteurs non sénégalais, en montrant bien les interactions entre le jeu des gouvernants (ici l’Etat-PS) et le développement des mouvements sociaux. La publication du Sénégal sous Abdou Diouf a constitué un moment-clé dans l’histoire des sciences sociales au Sénégal : alors que jusqu’alors, c’étaient des auteurs occidentaux qui dominaient le champ académique, désormais il n’en a plus été ainsi : les auteurs occidentaux ont eu aussi, à leur tour, à se mettre à l’école de leurs confrères sénégalais.
Enfin, au cours de la décennie 1990 puis la suivante, Momar va s’investir dans ce qui sera certainement le plus important – et le plus exténuant ! – pour lui, dans sa contribution aux sciences sociales au Sénégal. Durant toutes ces années, il s’est attelé à la coordination de plus d’une dizaine d’ouvrages collectifs. Il serait trop long ici de les citer de manière exhaustive mais on peut rappeler le premier volume (Sénégal trajectoires d’un Etat, 1992) ainsi que les deux derniers volumes (Le Sénégal sous Abdoulaye Wade et Le Sénégal 2000-2012 ; Les institutions et politiques publiques à l’épreuve d’une gouvernance libérale, 2013) de cette longue série. À la fin de sa vie, il travaillait encore à une nouvelle version d’un ouvrage publié en 1994, Le Sénégal et ses voisins. Il avait également en projet, un autre ouvrage important sur l’histoire de l’Université de Dakar. Il est encore tôt pour savoir si ces projets pourront faire l’objet de publications même partielles mais on peut au moins se féliciter qu’un ouvrage qui lui rend hommage ait pu être publié l’an dernier, toujours chez Karthala (Comprendre le Sénégal et l’Afrique aujourd’hui).
Même si l’objectivité et l’exhaustivité constituent pour les chercheurs en sciences sociales, des horizons que, par définition, on ne peut jamais atteindre, le consensus ne peut que se faire autour de l’étendue et de la rigueur des études que Momar Coumba Diop a coordonnées. Pour ne citer que les principales thématiques traitées dans ces ouvrages, on mentionnera : le système politique sénégalais, les relations internationales, les politiques économiques, les politiques culturelles, les mouvements sociaux, les syndicats, les associations, le secteur de l’information, l’éducation, les transports, etc. Momar Coumba Diop n’a pas traité nécessairement lui-même de ses sujets mais à force de lire les travaux des autres, il était en mesure d’avoir un niveau appréciable de connaissances sur un grand nombre de thématiques. Certains, dans les hommages récemment parus, l’ont qualifié de Diderot sénégalais, ce qui reflète effectivement la nature encyclopédique de sa démarche mais il était aussi une sorte de chef d’orchestre, capable de conduire une symphonie où jouaient leurs partitions, des sociologues, des historiens, des philosophes, des économistes, des juristes, des politistes, et ici encore la liste n’est pas close.
Momar a voué son existence aux sciences sociales dans le cadre du Sénégal, voire au-delà à l’échelle du continent africain, à travers son implication dans la mise en œuvre de programmes de recherche comme Sénégal 2000, la création et le développement d’institutions comme le Centre de recherche sur les politiques sociales (CREPOS) ou encore à travers sa participation au CODESRIA. Il n’était pas un activiste idéologique. Il se méfiait généralement des politiciens et n’était guère enclin à ajouter son nom au bas d’une pétition. Son engagement était différent. On pourrait le qualifier de « militant du savoir » : sa préoccupation majeure était d’ouvrir la voie à un système indépendant de production de connaissances au Sénégal et, au-delà, en Afrique sans pour autant se fermer aux chercheurs venus d’autres continents.
Cependant, Momar pouvait avoir aussi des convictions politiques et dans des circonstances particulières, assumer des responsabilités du même ordre, comme ce fut le cas en 2008, lorsqu’il a joué un rôle-clé lors des Assises nationales qui avaient pour objectif de refondre les institutions politiques pour renforcer la démocratisation et la reddition des comptes, en réaction à la dérive autoritaire du régime du président Wade. Il comptait également des amis proches parmi l’intelligentsia marxiste, comme Amady Aly Dieng (1932-2015) ou Abdoulaye Bathily.
Pour ma part, j’ai rencontré Momar en 1994 après avoir lu un chapitre qu’il avait écrit sur le mouvement étudiant publié dans Sénégal : Trajectoires d’un Etat (1992). Il m’a fourni des documents pour mes propres recherches sur ce sujet. Un peu plus tard, il m’a demandé d’écrire un chapitre sur le mouvement étudiant pour l’un de ses volumes édités, Le Sénégal entre le local et le global (2002). Cette anecdote personnelle illustre bien cette logique du don et du contre-don, sans calcul d’intérêt si ce n’est celui du progrès des connaissances, qui permettait à Momar d’établir des relations saines et durables, avec un grand nombre de chercheurs qui devenaient parfois ses amis.
Comme tous ceux qui l’ont fréquenté, j’ai toujours constaté que, durant toute ces années, malgré sa notoriété, il est resté modeste. Fuyant les mondanités, il était néanmoins toujours élégamment vêtu avec un gilet ou une chemise en pagne tissé. Ces dernières années, nous étions voisins dans le quartier des Mamelles, où nous avions souvent l’occasion de nous retrouver. Cependant, même si je savais qu’il avait des problèmes de santé, la nouvelle de sa mort a été un choc pour moi car il n’abordait que très rarement cette question dans nos conversations. Je me souviendrai toujours de Momar Coumba Diop comme d’un homme courtois mais jamais superficiel, toujours ponctuel lorsqu’il vous donnait un rendez-vous et qui vous accueillait avec un grand sourire à la fois bienveillant et espiègle.
Pascal Bianchini, sociologue indépendant