L’Église catholique sénégalaise vit une période d’effervescence spirituelle intense. Les veillées de prière attirent des foules, les groupes charismatiques se multiplient, la soif de Dieu se manifeste partout. Pourtant, l’abbé Didier Danfa, prêtre de l’archidiocèse de Dakar, tire la sonnette d’alarme. Dans cette analyse courageuse, il dénonce une dérive préoccupante : la protestantisation progressive de la foi catholique au Sénégal. Prières de délivrance, dévalorisation de l’Eucharistie, rejet du silence contemplatif, foi émotionnelle qui supplante les sacrements. Les pratiques protestantes et pentecôtistes s’installent discrètement dans les assemblées catholiques. L’auteur pose une question frontale : que reste-t-il de l’identité catholique si la tradition spirituelle est remplacée par des expressions étrangères ? Ce prêtre engagé interpelle tous les catholiques sénégalais sur l’avenir de leur Église.
« Ainsi l’aspect du ciel, vous savez en juger ; mais pour les signes des temps, vous n’en êtes pas capable. » Ces paroles du Christ, qui ouvrent notre proposition, se veulent de préciser d’emblée que nous ne nous arrogeons pas le titre de « prophète ». Elles se veulent le partage d’une inquiétude face à une jeunesse très assoiffée de Dieu et de spiritualité, et qui, à trop copier la manière de dire la foi des autres, risque de perdre son identité véritable.
La question que nous nous posons est la suivante : que reste-t-il à notre Église si l’essentiel de notre foi est remplacé par une expression spirituelle qui n’est pas la nôtre ? Pourrait-on prétendre toujours à la catholicité si tout le discours chrétien se résume à la promotion du Diable et d’un pèlerinage terrestre où nos croix existentielles sont maudites et la gloire exclusivement exaltée ?
Aujourd’hui, dans notre pays de la Téranga, nous assistons à un réveil spirituel extraordinaire. Presque dans tous les diocèses s’organisent des assemblées de prières, des veillées qui refusent du monde, des rencontres de prière en ligne. Le nombre impressionnant de personnes à ces types d’assemblées, le déplacement sans problème et aisance des personnes de doyenné en doyenné, de diocèse en diocèse, et la création, de plus en plus, de groupes de spiritualité à vocation charismatique ou mariale témoignent d’un fort besoin de nos catholiques d’une réponse véritable à leur soif spirituelle, mais aussi et surtout aux problèmes de la vie.
Dans cette quête de réponses et de solutions, le Renouveau Charismatique et les communautés nouvelles semblent être les seuls lieux propices indiqués pour la solution à tout problème.
Nous ne pouvons que les féliciter pour le travail de maintien d’une certaine appartenance exclusive à la personne de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. Grâce à eux, beaucoup se sont détachés des pratiques anciennes afférentes à la tradition et se sont donnés entièrement à Jésus-Christ. Nous pouvons, avec eux, reprendre les paroles qu’ils aiment bien réciter : « Le renouveau charismatique est une chance pour l’Église ».
Toutefois, ce qui est une chance pour nous ne risque-t-il pas de devenir une malchance un jour, au regard de certaines pratiques et manières de faire ? En effet, s’il ya un réel apport de l’expression charismatique, il n’en demeure pas moins qu’il existe trop de dérives qui pourraient nous amener vers une Église désordonnée où tout baptisé se croit être en mesure de se faire sa propre doctrine sous l’inspiration de l’Esprit-Saint.
Voilà pourquoi la manière charismatique de dire la foi devrait de quoi susciter interrogation et inquiétude. Et attirer une attention sur ces types de pratiques, plus souvent méconnues de notre tradition spirituelle, apparaît alors comme un devoir fraternel. Et d’ailleurs, si l’Église catholique, comme promotrice de l’œcuménisme, peut s’enrichir de formes charismatiques sans renier sa tradition, les catholiques de notre temps doivent-ils pour autant abandonner ce qui fait leur trésor spirituel pour s’attacher aux pratiques protestantes et pentecôtistes ?
Qu’on le reconnaisse ou pas, il est évident et visible que les pratiques protestantes ou pentecôtistes se sont déjà installées dans nos Églises locales. Cela se constate le plus souvent à l’occasion des veillées de prières ou assemblées charismatiques. La beauté de la prière ou de la veillée s’évalue au nombre de ceux qui sont tombés pendant la prière, et son efficacité à travers ce que l’on aura ressenti pendant la prière. C’est le règne de la foi émotive ou sensationnelle sur une foi rationnelle. La présence silencieuse de Dieu est rejetée, et il doit s’affirmer dans le bruit.
Cette manière de penser est en opposition avec la spiritualité contemplative dans laquelle Dieu parle à l’homme dans le silence de son cœur. Quand Dieu décide de se manifester dans le silence, qui est l’homme pour l’obliger à s’exprimer bruyamment ? Rappelons-nous les belles paroles du Pape Jean-Paul II : « Ce n’est que dans le silence que l’homme réussit à écouter au plus profond de sa conscience la voix de Dieu, qui le rend véritablement libre. »
Malheureusement, les prophètes spontanés de nos Églises sont comme allergiques à toute forme de prière silencieuse et contemplative. Leur mode d’expression de la spiritualité et de la foi peut être un réel danger pour notre Église catholique.
En effet, comment ne pas s’offusquer des chrétiens qui, de plus en plus, accordent plus d’importance à la séance de prière qu’à l’Eucharistie ? À l’occasion des mess, certains d’entre eux préfèrent se complaire dans le bavardage inutile, attendant le début de l’assemblée. Qui préfère se confier aux « papas » et « mamans » spirituelles, au lieu d’aller rencontrer le Seigneur à travers le sacrement de la pénitence-réconciliation ? Qui s’intéresse plus aux enseignements des pasteurs des Églises protestantes ou sectes, et qu’ils se plaisent à partager au niveau des statuts WhatsApp ? Comment surtout ne pas être sidéré devant le comportement de certains prêtres improvisés en « pseudo-exorcistes », qui ont fait de la délivrance l’épitomé de leur sacerdoce, et qui bénissent des huiles à tout bout de champ ?
Devant la persistance dans leur erreur, nous avons l’impression d’être sortis de séminaires différents : l’un destiné aux « prêtres onctionnés » et l’autre aux « simples prêtres ». Pourtant, ils savent bien que seul l’évêque a droit de bénir et/ou de consacrer les huiles. S’ils sont motivés par le gain et la gloire, que l’épisode de Naaman le Syrien et le prophète Élisée leur sert d’exemple. Après le miracle, le prophète a refusé tout cadeau de la part de Naaman ( 2 R 5, 15-17).
Au-delà de la minimalisation du sacrement de l’Eucharistie, nous assistons à une pratique qui s’apparente à une certaine volonté d’accorder plus de valeur à l’effusion du Saint-Esprit qu’au sacrement de la confirmation. On entend souvent, d’ailleurs, cette question : pourquoi ce n’est qu’après l’effusion du Saint-Esprit que se réveille en nous les charismes et les dons ?
C’est sous le prétexte de ces charismes que certains en arrivent à se détacher de la communion ecclésiale pour ne s’accompagner qu’avec ceux qu’ils considèrent comme purs ou saints. Les plus téméraires poussent d’autres à regarder avec méfiance certains membres de leur famille prolongés comme responsables des déconvenues de leur vie quotidienne. Il leur est proposé alors des prières comme celle de destruction des liens avec les ancêtres. Qu’est-ce que les épisodes de la généalogie de Jésus ( Mt 1,1-17 ; Lc 3,23-38) pourraient-il leur apporter ? La rétribution divine est-elle toujours d’actualité ? Dans toute la doctrine ecclésiale de l’Église n’invite personne à se détacher de sa famille.
Par ailleurs, à l’intention première de ceux qui viennent assister aux assemblées de prière, il y a plus un amour intéressé qu’un amour inconditionnel pour le Seigneur. Ce sont parfois les désespérés et découragés de la vie qui s’y retrouvent, puisqu’on leur promet une réponse immédiate à leur souci et une vie sans douleur. Cela s’apparente au discours des Églises « Arrêtez de souffrir », où seule est légitime la doctrine d’une croix sans crucifix, d’une gloire qui ne supporte pas la croix.
Leur enseignement se porte exclusivement sur le combat contre le Diable et ses supplôts, tandis que les exhortations sur l’amour de Dieu et la théologie de la croix sont complètement oubliées. Ils en arrivent à faire croire que tous les problèmes de l’homme sont à reporter au niveau spirituel : Satan est le responsable de tous les maux de l’homme et toute souffrance est vue comme une malédiction à combattre.
Toutes ces pratiques sont étrangères à la spiritualité catholique et éloignent les catholiques de ce qui fait l’essentiel de leur spiritualité et de leur doctrine. Sans accompagnement, nous risquons de nous retrouver avec une Église faite d’habillage protestant ou pentecôtiste, avec un triste abandon des sacrements comme l’Eucharistie, l’onction des malades et celui de la pénitence-réconciliation. Autrement dit, à trop vouloir reporter la spiritualité protestante dans l’Église catholique, l’on pourrait assister à une perte de l’équilibre sacramentel et liturgique au profit de manifestations charismatiques.
Si un tel cas venait à se présenter, notre Église pourrait dire au revoir à son identité de communauté sacramentelle pour n’être qu’un simple mouvement de réveil. Elle pourrait même voir son universalité se fragiliser, parce que, tout simplement, la spiritualité protestante, souvent émotionnelle et individualiste, se serait déjà profondément installée dans le cœur de beaucoup de catholiques, entraînant ainsi la perte du lien avec la mémoire ecclésiale et toute la richesse de sa tradition apostolique.
Notre Eglise a alors à bien accompagner les nouvelles spiritualités sans donner l’impression de les surveiller. L’expression charismatique de la foi n’est pas mauvaise en soi. Dans l’Église catholique, elle est appelée à être respectueuse de sa tradition et invitée à s’enraciner dans la Parole de Dieu, les sacrements et la hiérarchie ecclésiastique.
Et pour finir retenons avec Jean-Claude Larchet que « le sens de l’Église serait déformé si elle était conçue comme une pharmacie où chaque fidèle, en consommateur, venait simplement y chercher les médicaments dont il a besoin. Le risque est grand aussi, comme on le voit dans certaines communautés charismatiques catholiques (…) de voir dans les thérapeutiques spirituelles une simple alternative aux psychothérapies ou à la médecine classique ».
Emedia avec l’Union du Clergé Sénégalais
